Tant que je serai en âge de procréer, en couple et que tout semblera aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, je sais que je continuerai à entendre cette fameuse question :
"Pourquoi vous n'en faites pas un petit troisième ?"
Quand la question vient d'un collègue, d'une connaissance qui ignore tout de mon cancer, je réponds que ce n'est pas à l'ordre du jour, que nous comptons nous arrêter là. Je n'entre pas dans les détails. Je me dis juste "encore cette question..."
Je pense que nous représentons un couple amoureux, sans problèmes, avec deux jolies petites filles et dans l'inconscient collectif, on devrait faire notre devoir envers la nation. Tout porte à croire que nous en aurions un troisième, mignon, aimé, bien entouré. Pour beaucoup de gens, le symbole de l'amour, c'est la famille. Si une femme et un homme s'aiment, ils font des enfants, c'est dans l'ordre des choses. Comme en plus nous avons deux filles et pas de garçon, il doit y avoir un manque, le garçon, et tout le monde trouverait normal qu'on tente d'y remédier. Ce qui m'amuse, enfin pas tant que ça, c'est que souvent cette question est posée par une personne n'ayant qu'un ou deux enfants ou aucun mais c'est en projet. Qu'ils commencent donc par s'occuper d'augmenter leur progéniture avant de se soucier de la mienne. D'ailleurs j'aime bien ajouter "Et vous ?..." si j'ai du temps à perdre à écouter les raisons.
Quand la question vient d'un membre de ma famille ou d'une personne connaissant mon cancer et mes traitements à vie, je suis perplexe. Je me demande si mon interlocuteur réalise ce qu'on m'injecte dans mon organisme toutes les trois semaines, ce n'est pas que de l'eau salée, loin de là. Je me dis aussi qu'il a oublié que je suis en sursis, qu'il a fait abstraction de la gravité de mon état de santé. Mon espérance de vie n'est pas du tout la sienne même s'il ne s'agit que de statistiques. Je sais bien que je donne trop l'impression que je ne suis pas malade. Effectivement j'ai une immense vitalité mais je suis agacée devant ce manque de jugeote. Je sais bien que celui qui me pose la question le fait dans une bonne intention mais qu'il tourne sa langue 7 fois dans sa bouche avant de parler. Je suis une femme qui cohabite avec le cancer, avec l'idée de la mort, avec des bilans, avec des chimios toutes les trois semaines. En me posant cette question, on me renvoie forcément encore une fois le cancer en pleine figure.
Je suis beaucoup moins indulgente, je leur balance la vérité brute, histoire de les remettre en phase avec mon état réel.
Lorsque j'ai eu ce cancer et son cortège de chimios lourdes, je n'avais toujours pas eu mon retour de couche, j'allaitais ma fille de 15 mois depuis sa naissance. Ma gynécologue et mon oncologue m'ont tout de suite dit que je ne devais absolument pas tomber enceinte et comme de toute façon je continuerai à vie avec herceptine, je devais faire une croix définitive sur une nouvelle grossesse. Elles m'ont bien mise en garde que si je tombais enceinte, on m'avorterait aussitôt. Ça faisait partie du panier garni "Cancer".
Comme j'étais déjà en attente de mon retour de couche et que je n'avais pas envie de tomber enceinte, ma fille était encore un bébé, on utilisait des préservatifs pour éviter tout accident. L'allaitement ne protège en aucun cas d'une grossesse. En fait il faut allaiter sans qu'il n'y ait jamais plus de 4H ou 6H (j'ai oublié) entre deux tétées pour ne pas ovuler, même la nuit. J'avais repris le boulot, je n'allaitais que le matin et plusieurs fois en soirée et je préférais prévenir que guérir aussi nous préférions utiliser un vrai moyen de contraception.
Nous avons donc continué à utiliser les préservatifs. Je peux vous dire que je ne ressens aucune gêne à en acheter. Ça a duré trois ans en tout cette utilisation de capotes dans notre couple.
Les chimios lourdes, taxotère, m'ont provoquées une ménopause prématurée, bouffées de chaleur au milieu de la nuit, sécheresse vaginale, tout ce qui complète ce panier garni qu'on aurait tant aimé n'avoir jamais reçu. Ça n'allait certainement pas accélérer mon retour de couche, bien au contraire.
J'ai dû attendre un an après la dernière chimio lourde pour enfin voir revenir mes règles. Ça faisait trois ans plus la grossesse, pratiquement 4 ans que je ne les avais pas eues.
C'est amusant comme coïncidence, j'avais justement rendez-vous avec ma gynéco pour me faire poser un stérilet non hormonal, le vieux de la vieille, lorsqu'elles sont arrivées. Finalement ça tombait bien.
J'avais mis du temps à me décider à devenir mère, mon mari était prêt depuis plus de deux ans lorsqu'enfin j'ai voulu sauter le pas. J'avais tout prévu dans notre appartement pour en accueillir deux. Je voulais deux enfants mais je n'étais pas figée, je laissais la porte ouverte. Peut-être qu'une fois que j'en aurais un, je n'en voudrais plus, bien que dans mon esprit, un enfant unique est un peu une punition que je lui aurais infligée; ou peut-être que finalement je n'en voudrais plus. J'avais la chance d'avoir un mari qui me laissait toute latitude pour décider.
Après la naissance de ma deuxième, sans savoir encore que notre chemin allait croiser celui du cancer, nous nous étions demandés plusieurs fois si nous nous arrêtions ou si nous allions passer au statut de famille nombreuse. Mon mari en voulait un troisième, moi je n'en voulais plus. En même temps, l'idée pour une femme de mettre un terme à sa fécondité est une décision délicate. C'est tourner la page sur autre chose, la fin d'une expérience merveilleuse. De toute façon, mon écart idéal entre deux enfants étant de trois ans, je sais que nous avons chacune le notre et que nous devons aussi composer avec la nature qui n'en fait qu'à sa tête. Nous avions encore le temps de réfléchir au petit troisième, je n'avais pas encore besoin de fermer la porte sur cette idée.
Le cancer s'est chargé de me la fermer définitivement.
Herceptine ralentit le renouvellement cellulaire, mon oncologue m'a dit que ça ne pouvait pas faire bon ménage avec un fœtus, qu'il ne pourrait pas être normal. Elle n'a même pas abordé l'autre aspect qui est celui d'avoir la possibilité de le voir grandir...
J'ai l'immense chance d'avoir eu ce cancer après mes deux filles. Je suis vraiment triste pour ces très jeunes femmes qui ont le cancer avant d'être devenues des mamans, enfin je parle des formes graves du cancer, pour les autres, une fois la page cancer tournée, 5 ans après, elles peuvent tomber enceinte avec l'assentiment des médecins.
Ce qui me blesse, une fois de plus, c'est que je n'ai finalement pas eu le choix même s'il semblait arrêté, même si je n'ai pas de regret de ne pas avoir un autre enfant. C'est le cancer qui a tranché pour moi, pour mon mari, pour ma famille.
De voir ma sœur, âgée de 36 ans, commençant seulement à essayer de tomber enceinte me laisse dubitative. Elle ignore sa chance ou elle ne la mesure pas ou elle ne voit pas les risques qu'elle prend à cause de son lien de parenté avec une cancéreuse. A son âge, ça faisait deux ans que je vivais avec cette saleté. Elle ne se sent pas concernée, tant mieux mais en même temps, j'aurais bien aimé continuer à avoir la même vision innocente de la vie.