Dans cet atrium de béton, au milieu de la foule des vacanciers restés dans la vallée cet après-midi pluvieux, il faut d’abord s’abstraire, s’extraire du monde, ne plus prêter attention aux vieilles Anglaises, ni aux jolies Valaisannes qui m’entourent, et rester longtemps face aux tableaux, plonger dans leur hypnose, se laisser envahir, perdre pied, succomber au vertige, à la communion, à l’extase. Bien sûr, il est d’autres manières d’aborder cette exposition des tableaux de Nicolas de Staël de 1945 à 1955, présentée par la Fondation Gianadda à Martigny en Suisse jusqu’au 21 novembre. On peut écrire sur sa vie tragique, du page du Tsar tôt sevré d’amour parental au suicidé d’Antibes écartelé par des amours impossibles. On peut disserter sur ses trajectoires entre abstraction et figuration. Mais j’ai toujours approché sa peinture avec mes tripes plus qu’avec ma tête, et, faisant plusieurs fois le tour de cette exposition, me laissant imprégner par chaque tableau, chaque motif, chaque couleur, chaque touche, je me prends à nouveau à rêver, à m’émerveiller devant son exigence, ses doutes, sa pureté, son ascèse, son urgente obsession de peindre. “L’instinct, dit-il, est de perfection inconsciente et mes tableaux vivent d’imperfection consciente”. Il est tant de tableaux dont je voudrais parler.
C’est alors que vont apparaître les paysages, grands aplats de couleur vibrantes, aux formes reconnaissables même si les règles de composition et d’équilibre du tableau n’ont guère changé par rapport aux tableaux abstraits. ‘Nocturne‘ de 1950 est la vue frontale, onirique, épurée d’un paysage mystérieux : champs rouges, ciel bleu sombre, un arbre rond vert derrière un muret rouge sombre, des murs dont l’un, plus clair, installe une perspective. Ici tout vibre, tout chante, tout chavire; on croirait entendre les sons cristallins de Eine kleine Nachtmusik. La pâte est travaillée au plus près, boursouflée, déchirée. Staël parle de ‘l’intensité de la frappe et celle de la méditation’ et il frappe fort. Nombreux sont dès lors ces paysages faits d’aplats de couleur, comme ‘Mantes‘ en 1953 où la brisure entre ciel bleu et champs verts, suggérant sommairement la ville à l’horizon, est une crevasse où se révèle la profondeur de la couche picturale, avec des ocres, des blancs, des rouges enfouis, réapparaissant comme dans une tranchée archéologique. Tout aussi dépouillé est le
Mais c’est en Sicile que Nicolas de Staël va créer ses plus beaux paysages (en fait esquissés là-bas, mais peints de retour en France). Partant l’été 1953 avec femme, enfants et maîtresse future dans un voyage alourdi par cette tension potentielle, il est ébloui par la beauté et la force des paysages siciliens. Voici deux Agrigente : celui ci-dessus, paysage urbain frontal de 1953 (au Kunsthaus Zürich) ne comprend que trois couleurs, le blanc des maisons chaulées, vibrant au soleil, plus étouffé à l’ombre à gauche, le bleu noir du ciel étouffant, le rouge éclatant des toits (et de toutes petites touches de jaune pour rehausser le tout);
La suite demain. Voyage à l’invitation de la Fondation Gianadda.
Photos courtoisie de la Fondation Gianadda. Nicolas de Staël étant représenté par l’ADAGP, les reproductions de ses toiles seront ôtées du blog à la fin de l’exposition. Toutefois, elles restent visibles, pour la plupart, grâce aux liens URL indiqués ci-dessus.