Lovecraft et l'affaire Shaver (2)

Publié le 06 août 2010 par Zebrain

Votre rédacteur en chef a des centaines de livres à lire, certains aussi difficiles à se procurer que ceux que vous citez, mais il ne sait pas quand il aura fini de les lire. En tout cas, ce sera fait. Cependant, nous publions votre lettre (avec certaines suppressions judicieuses bien que vous ne mentionnuez rien en ce qui concerne leur publication) afin de permettre à ceux de nos lecteurs qui pourraient entreprendre ces recherches de le faire et de nous tenir au courant. À titre personnel, nous vous écrirons à propos des mystérieuses déclarations que vous faites et nous pensons que l'"intérêt particulier" dont vous parlez est aussi le nôtre. Votre emploi des guillemets autour de "underground deros" nous inétresse beaucoup, car c'est exactement ce que nous aurions fait, compte tenu de ce que nous savons maintenant ! Si vous comprenez à quoi nous faisons allusion, nous serions heureux de recevoir une autre lettre de votre part, à titre privé et non pour publication.

Ces deux textes appellent bien évidemment de nombreuses remarques.

Tous ceux qui sont familiers avec le monde de Lovecraft auront reconnu plusieurs mots célèbres inventés par le maître de Providence, parfois déformés cependant. Le "Necronomicon" devient le "Necrominicon", "Arkham" se transforme en "Arkton" et, de façon bénigne, "Das Unausprechlichen Kulten" en "Das Inausprechlichen Kulten". Pour quelles raisons ?

Je vois deux explications possibles. La première est que le mystérieux auteur de la lettre a sciemment déformé ces termes pour brouiller les pistes, n'osant pas faire une allusion trop directe à l'univers littéraire de Lovecraft. Mais, dans ce cas, pourquoi n'a-t-il pas transformé l'orthographe de "Von Juntz", "Miskatonic" et "Abdul Alhazred" ? La deuxième hypothèse est plus prosaïque : les typographes d'Amazing Stories ont involontairement estropié ces expressions…

En tout cas, l'énigmatique John Poleda s'est bien amusé en envoyant cette lettre, de toute évidence écrite pour se moquer des allégations de Shaver et montrer qu'il n'était pas dupe. C'était un spirituel clin d'œil aux nombreux lecteurs d'Amazing Stories qui devaient connaître l'œuvre de Lovecraft.

La réponse du rédacteur en chef est assez énigmatique. Pourquoi ces suppressions dans le texte de la lettre ? Était-ce parce que Lovecraft y était cité nommément ? Il est bien évident que Palmer ne pouvait pas ignorer l'œuvre de Lovecraft (8). Il semble que Palmer laisse entendre qu'il a compris la plaisanterie. Maintenant, n'était-il pas dangereux depublier une telle lettre qui risquait de troubler les lecteurs et de semer de graves soupçons sur la véracité des affirmations de Shaver ? Je me demande si, à l'époque, Palmer envisageait de donner à l'affaire Shaver l'incroyable dévelopement qu'on lui a connu ensuite. Il se peut qu'au début de l'affaire, Palmer ait simplement cherché à lancer un de ces canulars dont il existe des précédents célèbres (9). La publication de la lettre serait alors un moyen subtil de faire comprendre aux lecteurs intelligents qu'il ne prend pas ces histoires au sérieux et que la farce va bientôt se terminer, Palmer tenant à montrer ainsi qu'il ne coupait pas les ponts avec l'authentique fandom de la science-fiction. Qui sait ? On peut même imaginer que Palmer a lui-même écrit la lettre pour plaisanter (10). Malheureusement, l'avenir montrera que, loin de rassurer les fans, Palmer allait s'efoncer de plus en plus dans l'hétéroclistisme.

Le plus amusant est que certains des lecteurs les plus naïfs d'Amazing Stories ont dû partir en quête du mystérieux Necrominicon, alias Necronomicon, conservé à la bibliothèque de l'Université du Miskatonic à AKton, alias Arkham.

Quelles conclusions tirer de cette curieuse affaire ? Essentiellement l'importance des liens qui relient la littérature de l'imaginaire à l'hétéroclistisme. Il faudra bien un jour analyser ce phénomène avec rigueur et ne pas se contenter, comme je le fais moi-même avec ce modeste article, d'en souligner les aspects anecdotiques et plaisants. Imaginons un instant que, dans "Open Letter to the World", Shaver ait cité Lovecraft en plus de Merritt. À l'époque, le nom de Merritt était plus connu que celui de Lovecraft, mais quand on voit aujourd'hui l'intérêt que suscite le maître de Providence, on frémit à l'idée de ce qui serait advenu de sa réputation littéraire si son nom avait été plus intimement associé à l'affaire Shaver. Je fais donc mienne la recommandation de Michel Meurger qui pense qu'il est nécessaire, dans toute étude lovecraftienne, de distinguer avec le plus grand soin esthétique et éthique.

Joseph Altairac


(8) Raymond A. Palmer (1910-1977) créa en 1930 The Comet, peut-être le premier fanzine de science-fiction. Rien de ce qui touchait à cette littérature ne pouvait lui être étranger, les écrits de Lovecraft encore moins que d'autres.

(9) Un autre canular des plus fameux est celui commis dans le New York Sun par Richard Adam Locke (1800-1871) en 1835. Locke avait rédigé de faux bulletins d'observations astronmiques décrivant toute une civilisation de Sélénites ailés. L'affaire, à laquelle on donne parfois le nom de The Moon Hoax (Le canular lunaire), fit grand bruit Il en existe des traductions française : on consultera à ce sujet l'Encyclopédie de Versins à l'entrée "Locke".

Trois semaines avant le commencement du canular de Locke paraissait dans le Southern Litterary Messenger un texte aujourd'hui célèbre d'Edgar Allan Poe, "The Unparalleled Adventure of One Hans Pfaall" (Aventure sans pareille d'un certain Hans Pfaall), sur un fantaisiste voyage en ballon vers la Lune. En 1848, Poe tenta de renouveler un canular comparable à celui de Locke en publiant dans le New York Sun le compte-rendu d'une prétendue traversée de l'Atlantique en ballon. Ce texte est bien connu sous le titre de The Balloon Hoax (Le canard au ballon).

Est-il nécessaire de rappeler la célébrissime émission radio d'Orson Welles (1938) qui, bien que ne relevant pas vraiment du canular, n'en eut pas moins des résultats spectaculaires ?

(10) Si un lecteur de cet article possède des renseigements sur cet énigmatique John Poleda, qu'il nous écrive !


Études lovecraftiennes n° 5.