La plupart des écrivains empruntèrent les sentiers battus, ces passages étroits en marge des grands axes où se cueillent les fruits de la marginalité et de l’expérience. Pour l’un d’eux le chemin fut recouvert d’asphalte et de voitures lancées à toute allure vers la quête du grand frisson et de l’extase suprême. Kerouac, écrivain emblématique de la beat génération, resta toute sa vie un esprit du 19ème siècle plongé dans un corps des années 50. Son livre emblématique Sur la Route constitua le manifeste de toute une jeunesse éprise de liberté et d’aventure, deux quêtes auxquelles il renonça au moment de son succès par une lente destruction alcoolique. En s’éteignant le 21 octobre 1969 les beatniks et les hippies perdaient leur père spirituel, et l’Amérique l’un des ses écrivains fétiches.
Un style dopé au jazz
« La littérature conventionnelle est une langue morte » annonçait-il avec provocation, gardant en mémoire ses auteurs favoris dont le style et la narration rompirent en leur temps avec les conventions établies. Particulièrement féru de Joyce et Faulkner, Kerouac admirait leur écriture intuitive, libérée des codes de narration établis depuis des siècles.
La spontanéité de leur plume comportait une rythmique toute musicale qui résonnait harmonieusement à ses oreilles nourries par les improvisations du jazz, musique dont il s’inspira pour exprimer l’improvisation avec laquelle mener une vie pleine de saveur. Insuffler un tempo à la littérature revenait à l’incarner dans son époque, époque qu’il parcouru comme un visiteur étranger nourri de désirs romantiques et dont il légua le testament dans son livre culte : Sur la Route.
Alors que Rimbaud, son modèle, partait à la découverte de terres inconnues, Kérouac, lui, partit à la découverte d’une époque inconnue : la sienne, celle des 50’s.
Entre Be-Bop et Cadillac
Les 50’s furent une période de croissance et de prospérité. La société de consommation naissait sur les cendres de la banqueroute des années 30, et se donnait comme ambition d’offrir à chacun la profusion nécessaire à l’épanouissement collectif. La génération ayant connu la crise, puis la guerre, croyait alors religieusement pouvoir mesurer le bonheur à la quantité de biens matériels et au taux de remplissage du frigidaire. Mais plus que tout, la voiture symbolisa à la perfection cette époque qui roulait sur le chemin de la prospérité sans percevoir les bosses qui, déjà, jalonnaient son parcours.
Car parallèlement germaient les graines de la contestation : le cinéma voyait apparaître James Dean et découvrait « la fureur de vivre » tandis qu’Elvis, avec ses fulgurances, s’affranchissait de la retenue imposée par la morale puritaine. Le jazz, ainsi que le be-bop, traduisirent particulièrement bien cette émancipation des règles en contournant les traditionnels critères d’harmonie requis par des improvisations fulgurantes.
Kérouac mêlait au dégoût de son époque la fascination de ses contre-modèles, et cette contradiction haine, fascination nourrie le style et l’esthétique de son œuvre qui inspira notamment le gonzo journalisme. Et s’il fallait une image pour résumer sa vie, celle-ci conviendrait plutôt bien : La vie de Kerouac ressembla à un bolide lancé à toute allure sur une route menant à une destination inconnue, et qui à force de rouler finit par se lasser et choisit de dévier en direction du fossé. Ou alors peut-être était-ce cela sa route : le fossé…