Un film de Stanley Kubrick (1968) adapté de la nouvelle la Sentinelle d’Arthur C. Clarke.
Un blu-ray Warner « Stanley Kubrick Collection ».
Résumé : A l’Aube de l’Humanité, les tribus d’hominiens luttent pour survivre, contre le froid, les fauves et la nuit (en se réfugiant dans des cavernes sombres), contre la faim et la soif (en cherchant à conserver le moindre point d’eau). Nous suivons l’une d’entre elles, qui vient de se faire écarter d’une mare par des semblables plus farouches et déterminés. Un matin, un objet étrange, un monolithe noir, apparaît à l’entrée de leur grotte – et leur destin bascule…
Les millénaires ont passé quand le Dr Heywood Floyd est appelé sur la Lune pour y examiner une découverte majeure : un monolithe manifestement artificiel vient d’être mis au jour au cours de fouilles, placé là bien longtemps avant que l’Homme n’ait maîtrisé le feu. D’où vient-il et surtout qui l’a conçu ?
C’est ce que devront déterminer les membres du Discovery, un vaisseau emportant Frank Poole et Dave Bowman ainsi que d’autres scientifiques sous la direction d’un super-ordinateur de dernière génération vers un point situé en orbite autour de Jupiter où devrait se trouver la réponse à ces questions…
Une chronique de Vance
Le Marathon Kubrick, entamé depuis plusieurs jours et devant s'achever en apothéose, nécessitait justement de conclure sur le visionnage de ce film. Cachou, bien entendu, s'y est prêtée. Ce ne fut pas mon cas : je l'ai vu deux fois l'an dernier, et deux fois encore l'an précédent (en DVD zone 1) et je ne voyais pas (cette fois) l'intérêt de faire subir à ma douce moitié le visionnage d'un spectacle qui, elle, l'insupporte. J'en ai donc profité pour remettre à jour un article en y apportant quelques résultats de recherches ultérieures. J'espère que vous ne m'en tiendrez pas rigueur.
Il s'agit avant tout d'une œuvre phare du VIIe Art, vue de nombreuses fois, redécouverte à chaque occasion tant son propos et sa mise en scène suscitent admiration et questionnements.
Comme d’autres grandes œuvres, il a connu des péripéties dans sa construction. D’abord, l’idée de faire de la science-fiction lui est venue naturellement après Folamour (on prétend
souvent que Kubrick souhaitait faire de ce dernier une sorte de documentaire réalisé par… des extraterrestres !). Après avoir lu les Enfants d’Icare, un excellent roman, puissant,
de Arthur C. Clarke, il eut l’intention de travailler avec lui. Las, les droits du roman étaient pris, ce qui conduisit l’écrivain à lui proposer de partir de sa nouvelle la Sentinelle.
Le metteur en scène construisit son film sur des trames symétriques : si on en retrouve encore de grandes parties, d’autres ont été supprimées (un prologue scientifique avec des images
d’archives, une scène de vie des astronautes, un dialogue évoquant la paranoïa de HAL) : la première présentait un film de 156 minutes, qui ne fut exploité qu’avec vingt minutes de moins. Kubrick
recherchait avant tout à atteindre le subconscient du public par une expérience plus visuelle et poétique que verbale. Pourtant, malgré sa réputation hermétique, le film trouva son public, un
public autant de curieux que de connaisseurs, et il fut un succès commercial conséquent.
C’est que 2001, voyez-vous, est un monument : difficile à appréhender dans sa globalité, il séduit, laisse deviner et vous noie sous son énormité. Ce côté abscons que lui prêtent de nombreux amateurs, cette inaccessibilité fascine et dérange : le film est comme une récompense au bout de l’épreuve, il se mérite. Je le vois comme une quête en (de) soi, une succession d’épreuves conduisant à l’illumination – car illuminé il faut bien l’être pour en ressortir satisfait. Combien d’autres s’y sont cassé les dents, s’y jetant à corps perdu avec la joie d’en découdre ou, au contraire, à reculons, craintifs, timorés, hésitants devant l’ampleur de la tâche, l’aura de l’œuvre. « Et si on ne comprenait pas ? » Ou plutôt : « Et si on n’en revenait pas ? » Car des contrées que l’histoire révèle et explore, il n’est guère aisé d’en revenir : le passage de la Porte des Etoiles, long, ardu, sublime et éprouvant, tunnel obscur mais si étincelant, débouche sur des vérités qu’il est nécessaire d’assimiler avant de s’aventurer plus loin, vers la Révélation. Et l’Au-Delà, là-bas, quelque part dans l’Inconnu où Kubrick, par sa verve et sa maîtrise totale du sujet, a su nous emporter – libre à nous de tenter d’en revenir. Là-bas où se clôt le film, les dieux enfantent des mondes et des êtres qui, à leur tour, veilleront sur ces mondes encore jeunes et pleins de promesses. Il en faut des épaules solides pour porter le poids d’un univers.
2001est-il pour autant une œuvre austère ? Je ne le vois pas ainsi. Déjà, le choix des pièces de musique qui se partagent son champ sonore est tout sauf triste : on peut être réfractaire à la musique contemporaine, mais Ligeti nous gâte avec Lux aeterna (à chaque apparition du monolithe), et que dire du languissant adagio de Gayaneh par Khatchatourian (le voyage du vaisseau Discovery) ou surtout l’introduction stupéfiante d’Ainsi parlait Zarathoustra par Richard Strauss ? Une variété de tons et de tempos à laquelle le réalisateur s’est attaché à coller des séquences à couper le souffle où sa maîtrise du cadre et de la caméra fait merveille : filmer en Cinérama et délaissant ainsi les cadres étriqués qu’il privilégiait était plus que nécessaire. En grand chef d’orchestre, il a su s’entourer de techniciens extrêmement compétents, que ce soient des scientifiques chargés de renforcer sa vision du futur dans un réalisme saisissant ou des créateurs d’effets spéciaux, comme ceux de Douglas Trumbull. Le caractère hiératique du film, dépouillé, délaissant les dialogues et l’action pour des visions presque hallucinatoires (on ne compte que 40 minutes de paroles sur plus de 2h de projection), son rythme qui suit l’ampleur lyrique du Beau Danube bleu, ses décors magnifiant l’espace et le vide (celui des paysages pré-humains de la Terre, celui des étendues cosmiques) sembleront trop peu engageants pour un jeune spectateur : passée l’Aube de l’Humanité et ses hommes en devenir, n’attendant qu’une étincelle pour fouler la planète d’un pied conquérant, passé encore l’effarant ballet de la navette et de la station et les quelques plans parfois volontairement drôles (le mode d’emploi des toilettes à 0 G) ou virtuoses (le tournoiement d’un stylo en apesanteur), le constat est amer : ce voyage spatial, où deux hommes s'occupent en s’entraînant ou en dialoguant avec l’ordinateur, est désespérément ennuyeux. Riche de sens, il est vide de péripéties. Séquence centrale d’un film qui aurait pu se contenter d’une réflexion quasi-mystique sur la conscience, ce voyage nous interroge, scandant, martelant cette question : que vient faire la paranoïa d’un ordinateur dans cette quête de Vérité ?
Les réponses apparaissent nombreuses mais l’une d’entre elles me plaît particulièrement : une quête, qu’elle soit volontaire ou non (Bowman, après tout, fait son boulot), n’est valable que par les épreuves qu’elle force à traverser. Si l’Objet qui orbite autour de Jupiter, réplique gigantesque des monolithes qui ont traversé le film et ponctué le développement de l’Homme, est à la fois objectif à atteindre et chemin à arpenter, il lui faut bien un Gardien à vaincre. La transfiguration est à ce prix, au prix de la perte de ses compagnons et du dépeçage minutieux de la mémoire de HAL – autre séquence où, pour une fois, l’émotion s’insère. Car dans ce film qui semble naviguer si loin au-dessus des contingences terrestres, c’est bien lorsqu’on entend la première leçon (la première chanson) apprise par HAL, être pensant conçu par l’Homme, qu’un petit pincement au cœur survient. Paradoxal : le plan de survie de Bowman, pourtant filmé avec élégance, suscite moins de passion que l’extinction de HAL. Alors, Dave, seul à présent, devient conscient de ses responsabilités : sur lui reposent les espoirs d’une espèce qui s’ouvre à la conquête de l’Univers.
Pourtant, je ne suis pas de ceux qui, sous une impulsion très snob, fustigent les personnes qui n’auraient pas aimé 2001. S’il se mérite, ce n’est pas sur la valeur de l’individu qui le visionne : il s’agit de cinéma, pas d’une loge maçonnique. Je veux dire que ce que j’apprécie le plus, parmi toutes les qualités que je trouve à ce métrage, c’est justement qu’il n’est pas directement appréciable : on ne regarde pas 2001, l’Odyssée de l’espace d’un œil distrait, on ne le fait pas tourner en fond sonore (quoique la partition est magnifique). J’ai aimé me frotter à ce monument, j’ai aimé ce voyage librement consenti et pourtant haletant, poignant et malaisé. 2001 n’est pas confortable, mais il ouvre des perspectives inouïes. 2001 n’est pas palpitant, mais il accélère insensiblement votre rythme cardiaque. 2001 n’est pas beau, il offre pourtant parmi les plus belles images créées pour le cinéma. 2001 n’est pas facilement compréhensible, il est surtout facilement interprétable – il donne à réfléchir et cela, à mon sens, contribue à enrichir le spectateur. Procurer du plaisir ne passe pas forcément par la flatterie des instincts : certes, on ne rit pas, on n’a pas peur et on ne pleure pas devant 2001, mais lorsqu’on est happé, on vibre à l’unisson des hypercordes. On vibre, oui.
N’oubliez pas que Stanley Kubrick méprisait les histoires où tous les tenants et aboutissants étaient exposés ; dans un entretien à the Observer datant de 1960, il disait d’un personnage qu’il ne fallait « jamais tenter d’expliquer comment il est devenu ce qu’il est ni pourquoi il a fait ce qu’il a fait. » Dans le même article, il expliquait :
A mon avis, la meilleure trame, c’est celle qu’on ne voit pas. J’aime les démarrages en lenteur, les débuts qui pénètrent le spectateur dans sa chair et imprègnent son esprit au point de lui permettre d’apprécier les moments de grâce et les nuances sans qu’on ait besoin d’enfoncer les portes ouvertes et d’abuser du suspense.
10 ans plus tard, il n’avait pas changé d’avis, comme il le racontait à Joseph Gelmis :
Il m’a toujours semblé qu’il n’y avait pas de forme d’expression plus parfaite qu’une vraie ambiguïté artistique, sincère – si l’on peut utiliser un tel paradoxe. Personne n’aime qu’on lui explique les choses.
C’est cette vision du cinéma qui me plaît particulièrement et qui sous-tend constamment la carrière de Kubrick.
J’ai eu tendance à une époque à juger les autres films à l’aune de 2001, le plaçant instinctivement tout en haut de mon échelle de valeurs. J’en suis revenu : 2001 n’est pas « supérieur » à un autre film, ce serait justement retomber dans les travers cités plus hauts ; je ne suis pas de ceux qui divisent la société entre ceux qui aiment 2001 et ceux qui préfèrent Rush Hour 3. Je dirais juste que c’est l’œuvre de cinéma qui me procure le plus de sensations, tant émotionnelles que plus profondes – mais l’épopée d’un Lawrence d’Arabie, la justesse de ton d’un the Natural, le lyrisme d’un Amadeus me parlent tout autant. Je pense donc qu’il faut cesser de stigmatiser l’œuvre : elle est incontestablement à voir, mais il n’est pas interdit de ne pas l’aimer, voire de la détester. Je ne pense même pas qu’il faille obligatoirement « accompagner » sa projection : on peut tout à fait appréhender le film seul – car seul on sera à arpenter le chemin.
Qu’on aime ou pas importe peu : 2001 existe et a fait faire au cinéma un bond colossal. En avant, bien sûr. Vers l’Au-Delà.