C’est l’étonnante saga américaine de l’été. Elle met en scčne des militaires trčs galonnés, des Californiens sortis de nulle part, d’ambitieux Ukrainiens et un gros avion signé Antonov, pręt ŕ ętre américanisé. On se demande quelle attitude adopter : assiste-t-on ŕ un gag ŕ 35 milliards de dollars ? A un exemple caricatural de comportement réglo et psychorigide du Pentagone ? A l’évaporation du sens du ridicule chez les militaires américains ? Pour l’instant, il est impossible de le savoir.
Les faits tiennent en peu de mots. Une PME californienne qui porte un nom trčs prétentieux, U.S. Aerospace, est sortie du bois au dernier moment pour annoncer son intention de soumettre une proposition dans le cadre de l’appel d’offres KC-X, le marché portant sur 179 ravitailleurs en vol devant succéder ŕ une premičre tranche de KC-135R vieillissants. Personne ne s’attendait ŕ l’arrivée de ce nouveau venu, a priori pas vraiment crédible, mais représentant les intéręts de l’avionneur ukrainien Antonov. Difficile, de ce fait, de lui rire au nez et de l’empęcher de tenter sa chance dans la cour des grands.
U.S. Aerospace, faisant son apparition in extremis, a commencé par demander l’autorisation de déposer son offre au-delŕ de la date limite officielle du 9 juillet. Une faveur qui lui a été refusée, le Pentagone faisant remarquer qu’il avait déjŕ reporté l’échéance de 60 jours pour permettre ŕ EADS de revenir dans la course, malgré le retrait soudain de son ex-partenaire Northrop Grumman.
On suppose que les responsables de U.S. Aerospace et Antonov ont alors entrepris de travailler jour et nuit pour ętre pręts le 9 juillet. Ils l’étaient et leur messager s’est présenté, le jour dit, au poste de garde de Wright-Patterson Air Force Base, chargé de volumineux documents. Il était 13 h 30, l’heure limite de remise des offres était fixée ŕ 14 heures. La suite tient d’un trčs mauvais scénario de série B hollywoodienne. Palabres, incompréhensions, indications erronées n’auraient pas permis au représentant de U.S. Aerospace de remettre ses précieux documents ŕ qui de droit avant l’échéance fatidiques. Vu ce retard de quelques minutes, le messager aurait été purement et simplement éconduit. On a peine ŕ le croire et, pourtant, tout indique que c’est bien ce qu’il s’est passé.
Dépités, furieux, les dirigeants de U.S. Aerospace n’ont pas accepté d’un rester lŕ. Aprčs műre réflexion, ils ont introduit un recours auprčs du Government Accountability Office et un autre devant la Securities and Exchange Commission. Sans doute faudra-t-il faire d’une grande patience avant de savoir ce qu’il en adviendra. Rien n’empęche, entre-temps, de s’interroger sur le fond de la question et sur la crédibilité de cette tentative de proposition ukrainienne.
Il n’est pas nécessaire de présenter Antonov, avionneur de tout premier plan, spécialiste des appareils de transport de toutes les catégories. Son An-70, dont le premier vol remonte ŕ décembre 1994, pourrait, estime-t-on ŕ Kiev, faire un excellent ravitailleur en vol. Ce quadriturbopropulseur, russo-ukrainien par son financement, est propulsé par quatre gros D-27 de 13.800 ch chacun et affiche une masse maximale au décollage de 145 tonnes. Il ressemble ŕ l’A400M (notre illustration). Mais c’est un dérivé biréacteur qui serait proposé, lui permettant d’entrer dans la catégorie des Boeing 767 et Airbus A330-200 qui servent de base aux propositions qui viennent d’ętre déposées ŕ Wright-Patterson. De ce fait, il pourrait susciter un débat technique et opérationnel intéressant. Cela, bien sűr, ŕ condition d’ętre pris en considération.
U.S. Aerospace, avare en détails, a tout au plus fait savoir que l’Antonov An-112KC, la nouvelle appellation retenue, serait fortement américanisé et, en cas de victoire, assemblé aux Etats-Unis. Jusqu’ici, les commentaires ont été peu nombreux, mise ŕ part une intervention de l’incontournable sénateur Todd Tiahrt, vertueux défenseur des intéręts de Boeing, qui a déjŕ exprimé son inquiétude. Déjŕ, il n’arrivait pas ŕ imaginer qu’un prétendant européen soit pris en considération. Aussi une offre ukrainienne est-elle, ŕ ses yeux, totalement inimaginable.
Jerrold S. Pressman, président de U.S. Aerospace, laisse entendre qu’il a de grands projets, qu’il se voit volontiers faire équipe avec ses nouveaux amis ukrainiens pour conquérir d’autres marchés. Le KC-X, dit-il, constitue une premičre étape.
On voudrait valoriser Boeing qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Tiahrt et ses amis vont pouvoir clamer sur tous les toits que le choix n’en est pas un, qu’il faut acheter américain et tourner le dos une fois pour toutes aux prétentions d’avionneurs étrangers, lointains, suspects de chercher ŕ s’arroger des dollars qui ne devraient en aucun cas quitter les Etats-Unis.
Ce leitmotiv n’émeut personne. Pour le reste, le scénario est inédit et la distribution des rôles originale.
Pierre Sparaco - AeroMorning