2.10 : Bust-Out (Dépôt de bilan)
Le poids de la Mafia dans la société américaine est illustré à travers la figure de trois citoyens américains lambda, trois “happy wanderers“, comme les appelle Tony : d’un côté, la descente aux enfers de David Scatino, ancien camarade de classe de Tony ; de l’autre, l’intervention d’un “bon patriote“, témoin malgré lui du meurtre du jeune Bevilaqua ; enfin, la brusque rétractation du beau-frère de Scatino, le séduisant décorateur épris de Carmela. David Scatino, ruiné depuis la partie d’”executive poker” à laquelle il était parvenu à s’inviter, est désormais pris à la gorge par le clan Soprano, qui resserre l’étau sur son magasin d’équipement sportif. Incapable de comprendre pourquoi Tony l’a laissé courir à sa perte lors de cette partie, Scatino reçoit la réponse comme un coup de poing : “Je t’ai laissé jouer parce que je savais que tu avais ton magasin. C’est comme ça, c’est ma nature.” Une logique implacable et cruelle, illustrée à merveille par la fable populaire africaine à laquelle se réfère Tony, la grenouille et le scorpion : invitée à transporter sur son dos un scorpion jusqu’à l’autre rive, la grenouille refuse, persuadée que le scorpion en profitera pour la piquer. “Impossible, sinon je mourrai noyé“, lui rétorque-t-il. La grenouille s’exécute, et le scorpion la pique, incapable de modifier sa nature profonde. Quel que soit l’enjeu. Une fable qui prend dans Les Soprano des allures de prophétie, et nous prépare déjà à faire le deuil d’un happy end et d’une quelconque métamorphose de Tony Soprano. Quant au “bon patriote“, sûr de son bon droit lorsqu’il se rend au commissariat pour donner un signalement précis des deux hommes - Tony et Pussy - qu’il affirme avoir surpris à commettre un meurtre, il se rétractera de lui-même, pris de panique en apprenant que ces hommes appartiennent à la Mafia.
De son côté, Carmela se prend de passion pour son décorateur, qu’elle embrasse fougueusement en se surprenant elle-même ; si l’aventure a pour mérite d’opérer un tournant soap pour le moins inattendu - le plan suivant le baiser échangé entre Carmela et le décorateur nous montre un Junior concentré devant un soap-opéra quelconque, tandis que la rengaine d’Andrea Boccelli envahit de nouveau l’épisode -, elle appuie également le propos de l’épisode, montrant une nouvelle fois l’influence considérable de la Mafia sur les citoyens américains : le décorateur, apprenant que Carmela n’est autre que la femme du Parrain Tony Soprano, prend peur et met immédiatement un terme à leur amourette. De près comme de loin, on ne rigole pas avec ces gens-là.
2.11 : House Arrest (Prisonnier chez soi)
David Chase est prêt à tout, et nous le prouve en consacrant un épisode entier à l’ennui : tandis que Tony se morfond derrière le bureau d’une quelconque société écran, envahi par une éruption cutanée, Oncle Junior se retrouve coincé six heures durant dans sa propre maison : la main bloquée dans l’évier de la cuisine, incapable d’atteindre le téléphone, Junior voit se refermer sur lui les barreaux de sa prison dorée. Quant à Melfi, elle sombre chaque jour davantage dans l’alcoolisme, terrorrisée par Tony mais incapable de mettre un terme à sa thérapie. Tony qui remet en question les fondements de sa nation et du rêve américain, déclarant à Melfi : “J‘ai regardé une émission sur la révolution américaine. On est le seul pays au monde où la recherche du bonheur est garantie par écrit. Vous le croyez, vous ? Quelle bande d’enfants gâtés ! Où il est, alors, mon bonheur ?“
La figure joviale et bonhomme de Tony, qui nous reste sympathique malgré son comportement meurtrier et brutal, est tout de même sérieusement écornée par le diagnostic à peine masqué de Melfi :
Melfi : - “Il existe une pathologie, l’alexithymie, que l’on retrouve chez les personnalités asociales, pathologie dans laquelle l’individu a besoin d’une activité incessante pour ne pas s’avouer qu’il fait des choses horribles.”
Tony : - “Que se passe-t-il quand ces personnes asociales ne sont pas détournées de ces horreurs qu’elles font ?“
Melfi : - “Elles ont le temps de penser à leur comportement, et à leur impact sur les autres. Des sensations de vide et de dégoût d’elles-mêmes les hantent depuis leur enfance. Et elles s’effondrent.“
La dernière scène est un sommet de vide quasi-beckettien et extrêmement savoureux, tous les mafieux étant méticuleusement occupés à ne rien faire : tandis que deux d’entre eux jouent aux cartes, deux autres parlent de leur crème hydratante en lisant des magazines ; Les Soprano, ou l’anti 24 heures chrono…
2.12 : The Knight in White Satin Armor (Le Chevalier Blanc dans son Armure de Satin)
Pas de prince charmant pour les femmes des Soprano : alors que Carmela rumine sa colère contre Tony et s’enfonce dans la dépression, délaissée par son beau décorateur, la “goomah” russe de Tony, Irina, tente de mettre fin à ses jours après leur rupture ; quant à Janice, elle révèle au grand jour son côté obscur : rembarrée par un Richie de fort mauvaise humeur, elle réplique à son coup de poing par un coup… de feu, l’abattant sans sommation sur le sol de la cuisine de Livia. Une scène explosive qui revient ancrer la série dans le polar noir et trash, au rythme des souffles de Chris et Furio découpant le corps de Richie dans l’arrière-boutique de la boucherie Satriale’s.
La scène opposant Livia à Tony n’a cependant rien à envier en terme de férocité à celle de la mort de Richie : après avoir craché au visage de son fils que “les enfants, c’est comme les animaux. C’est comme les chiens. Il faut bien que quelqu’un leur apprenne à vivre“, Livia s’approche de Tony - impossible de ne pas partager, derrière l’écran de télévision, le mouvement de recul de celui-ci - et lui murmure : “Tu ne veux pas m’embrasser, je suppose ? La vérité, c’est que tu es cruel” ; Tony perd la raison et réagit pourtant de la manière la plus sensée qui soit devant une mère si menaçante : il s’enfuit. Tellement effrayé qu’il chute dans l’allée, sous le rire glaçant de sa mère. Incroyable actrice que cette Nancy Marchand.