Lovecraft et l'affaire Shaver (1)

Publié le 05 août 2010 par Zebrain

L'affaire Shaver est encore relativement mal connue en France, certainement du fait qu'elle concerne le magazine Amazing Stories dans la deuxième moitié des années 1940 et que cette revue n'a pas bénéficié d'édition française. Il n'est donc pas inutile d'en faire un bref résumé. Le lecteur désireux d'approfondir le sujet se reportera à mon article "L'affaire Shaver" (1) ainsi qu'à d'autres sources aisément accessibles, tant françaises qu'anglo-saxonnes (2).

De quoi s'agit-il au juste ? Ray Palmer, le rédacteur en chef d'Amazing Stories, se met à publier dans sa revue, à partir de mars 1945, toute une série de textes signés d'un certain Richard S. Shaver. Le problème est que ces textes ne se présentent pas comme des histoires de science-fiction "ordinaires", mais comme des témoignages à peine romancés ! Shaver serait en "contact" avec des êtres mystérieux, qu'il appelle les "Deros", vivant dans de gigantesques cavernes souterraines. Dans un lointain passé, à l'époque de la Lémurie (le premier texte de Shaver s'intitule "I Remember Lemuria" !), les anciens maîtres de la Terre ont dû s'exiler dans l'espace et ont abandonné de formidables machines. Les "Deros" sont des êtres humains qui ont découvert ces machines et utilisent les vestiges de cette super-science pour semer le mal sur la Terre ! Shaver prétend également avoir découvert un étrange alphabet, le "mantong", qui serait à l'origine de toutes les langues humaines.

Tout ceci, comme on le voit, constitue un assez délirant scénario de science-fiction, mais le problème est que Shaver semble croire à ses histoires et que le rédacteur en chef d'Amazing Stories ne fait rien pour l'en dissuader, bien au contraire ! La première revue de science-fiction au monde se transforme peu à peu en une sorte de tribune ouverte aux "hétéroclites" (3) de tout poil ; le courrier des lecteurs se remplit de lettres délirantes de demi-fous prétendant être eux aussi en contact avec ces êtres malfaisants, ou d'explorateurs illuminés affirmant avoir découvert les gigantesques cavernes qui leur servent d'habitations, pour ne rien dire des divagations les plus ahurissantes sur les civilisations disparues, à côté desquelles les études de James Churchward sur Mu semblent des modèles de sérieux et de retenue. Bientôt, les soucoupes volantes pointent le bout de leur nez car, on s'en doute bien, des "Deros", héritiers d'anciennes races émigrées vers les étoiles, aux mystérieux objets volants pilotés oar des extraterrestres, il n'y a pas loin… Comme aurait dit Carrouges, nos anciens dieux nous reviennent sur des soucoupes ! (4)

Il faut avouer que ces histoires à dormir debout remportèrent un certain succès, et les tirages d'Amazing Stories s'envolèrent durant l'affaire Shaver. Les lecteurs eurent même droit à un numéro entièrement consacré à Shaver (5).

Pourant, en avril 1948, Palmer mit le holà à cette histoire, peut-être harcelé par les fans de science-fiction furieux du nouveau visage que prenait leur revue ou, plus probablement, rappelé à l'ordre par les éditeurs d'Amazing Stories. Palmer quittera la direction d'Amazing Stories en 1949 et créera sa propre revue de science-fiction, Other Worlds, mais aussi et surtout des magazines consacrés aux faits mystérieux et aux soucoupes volantes.

Mais quel rapport avec Lovecraft ? Tout d'abord, certains chercheurs sérieux pensent que Shaver s'est inspiré de Lovecraft lorsqu'il a "inventé" ses histoires de "Deros" et d'anciens maîtres de la Terre contraints de quitter notre planète et laissant derrière eux des traces de leur passage. Dans une certaine mesure, ces créatures peuvent faire penser au panthéon d'extraterrestres de Lovecraft. C'est notamment l'avis de l'érudit Michael Ashley, une autorité de premier plan dans le domaine des pulps et des magazines anglo-saxons de science-fiction (6). C'est fort possible, mais Shaver a pu s'inspirer à d'autres sources que Lovecraft, car ce dernier n'est pas le seul, loin de là, à avoir imaginé que la Terre était peuplée dans le passé d'étranges civilisations non humaines. Les textes de cette teneur ne manquaient pas, spécialement dans les colonnes d'Amazing Stories dont Shaver était un lecteur assidu. On cite assi souvent le nom de Mme Blavatsky et la "théosophie".

Il me semble également très significatif que, dans son "Open Letter to the World" (sic !), un texte d'introduction publié dans le numéro d'Amazing Stories de juin 1945 pour mieux préciser sa démarche, Shaver cite Merritt et ses deux ouvrages The Moon Pool (Le Gouffre de la Lune) et The Face in the Abyss (Le Visage dans l'abîme). D'après Shaver, Merritt disait de façon romancée ce qu'il n'osait pas présenter comme des choses vraies, de peur de ne pas être pris au sérieux ! On peut aller loin avec un tel type de raisonnement. Michel Meurger a d'ailleurs montré dans un article récent (7) que la même mésaventure est arrivée à Lovecraft en France dans les années 1950, certains critiques n'hésitant pas à présenter Lovecraft comme une sorte de prophète illuminé.

On le voit, Shaver, en quelque sorte de son propre aveu, s'inspira au moins autant de Merritt que de Lovecraft. Il n'en reste pas moins que ce dernier va jouer, indirectement bien entendu, un rôle fort pittoresque dans l'affaire Shaver. En effet, dans le courrier des lecteurs du numéro de septembre 1945 d'Amazing Stories paraît une curieuse lettre reproduite ici intégralement, suivie de la réponse de la rédaction de la revue.

LE NECROMINICON

Monsieur,

Dans la perspective de vos recherches sur la Lémurie, peut-être pourriez-vous consulter le Necrominicon d'Abdul Alhazred, ainsi que le singulièrement célèbre Das Inausprechlichen Kulten de Von Juntz.

Ces deux ouvrages se trouvent dans la section réservée de l'Université du Miskatonic à Arkton, dans le Massachusetts.

Je suis diplômé en sciences occultes de cette université et je me suis trouvé en conflit avec les "Deros souterrains" de Mr. Shaver dès l'obtention de mon diplôme en 1935.

La traduction du septième chapitre du Necrominicon en utilisant l'"alphabet lémurien" devrait aider grandement à découvrir les tables manquantes.

Je regrette profondément que l'intérêt particulier que je porte à (passage supprimé par le rédacteur en chef pour d'excellentes raisons) m'empêche de vous aider concrètement dans vos recherches, mais cette allusion devrait suffire à un cerveau aussi fertile que celui de Mr. Shaver. Et je suis pratiquement sûr qu'après la lecture des ouvrages que j'ai mentionnés plus haut beaucoup de choses aujourd'hui encore obscures et confuses deviendront plus claires.

John Poleda (adresse supprimée)

Joseph Altairac



(1) "L'affaire Shaver", in Encrage n° 17, janvier/février 1988.

(2) Voir notamment l'article "Cultes marginaux" dans l'Encyclopédie visuelle de la science-fiction, sous la direction de Brian ASh (Albin Michel, 1977).

(3) Je reprends le terme employé par Pierre Versins dans son Encyclopédie. "Les Hétéroclites", écrit-il, "fous littéraires ou scientifiques, magiciens ou sectaires religieux, sont les plus proches parents des auteurs de science-fiction. Plus proches encore que les écrivains fantastiques qui, au moins, se présentent eux-mêmes comme irrationnels" (p. 415). Une assertion un peu rapide qui, me semble-t-il, mériterait discussion.

(4) D'après le titre d'un article de Carrouges : "Nos anciens dieux nous reviennent sur des soucoupes : l'homme moderne, les soucoupes volantes et la nouvelle âme mythologique", in Arts, 16 octobre 1952.

(5) L'effarant numéro de juin 1947.

(6) Voir l'introduction à son anthologie The History of Science Fiction Magazines, Part 3, 1946-1955 (New English Library, 1976), p. 23.

(7) Dans Études lovecraftiennes n°s 3 & 4 : "Anticipation rétrograde" : primitivisme et occultisme dans la réception lovecraftienne en France de 1953 à 1957.


Études lovecraftiennes n° 5.


Deuxième partie