Chapitre 5 :
Chemins vicinaux
Grenade, Chateaubriand et le rock allemand
Mélange des gens et des genres
L’avion vient de se poser sur le tarmac brûlant, l’Andalousie est à ce prix, une terre incandescente, solarisée. Nous descendons ma petite amie et moi, l’air est moite. Le désert espagnol nous appartient, le voyage commence alors dans la dilatation des heures sous quelques degrés plus bas, d’un point de vue géographique, et beaucoup plus haut d’un point de vue météorologique. Je passerai sur Séville, Cordoue pour en venir au point crucial du voyage, un Eden resplendissant appelé Grenade. Lovée à flanc de montage avec la Sierra Nevada en arrière-plan, rideau de roche poudré s’estompant dans l’horizon invariablement bleu, la citadelle maure s’épanouit dans la fraîcheur cristalline de la Darro qui sépare l’Albaicin et le fier promontoire sur lequel trône l’Alhambra, palais des princes musulmans, surplombant la ville moderne. Ce paysage semble fait de vibrations. Il exalte le cœur et l’âme par sa noblesse arquée dans la perspective de ses jardins. Je marche dans les pas illustres de Chateaubriand, je suis le dernier des Abencérages retrouvant la terre de ses aïeux. Je n’appartiens pas à cette noble tribu à qui l’histoire prêta un destin si funeste qu’il ne survit d’elle aujourd’hui qu’une légende dont le vicomte s’est lui-même fait l’écho. Comme un rêve de gloire passée. Le temps a marqué la terre sculptée de son emprise, le temps et les hommes, des nomades, des seigneurs, des poètes ; tous ont perpétué le mystère de l’ancienne cité pourpre. Quelle âme peut s’enorgueillir d’avoir échappé à ce fascinant rêve d’Islam, quel cœur resta seulement insensible face à ces murs érigés, vestiges d’une civilisation glorieuse dont le raffinement s’étale sous des arêtes courbées dans une révérence statuaire. Le soleil est méticuleux. Il irradie le moindre centimètre de pierre, on ne peut s’en soustraire sans s’acquitter d’un tribut, celui de l’effort consenti, de la marche sinueuse à travers ce dédale de rues hautes gagnant les hauteurs d’où l’on peut contempler la splendeur des temps anciens. Nous avons décidé d’y demeurer quelques jours, le temps de se perdre, de s’oublier lascivement. La vie à Grenade est délicieuse et pour fuir la chaleur, nous avons pris pour habitude d’habiter à l’ombre des parcs, à l’écoute de la nature. Si New York est une ville bourdonnante, extatique et qui s’ouvre à vous dans une froide générosité boby-buildinguée, Grenade elle impose sa vérité. Celle des paladins que nous sommes devenus, voyageurs galvanisés par la beauté de ces lieux. Leur sens est magique. L’après-midi engourdi semble s’éveiller un moment, sortant d’une torpeur fiévreuse, lourde, pleine. Nous prenons le chemin de l’Alhambra, route à pic serpentant dans la fraîcheur compacte de la forêt que les hommes dessinèrent de leurs mains boueuses pour sertir le palais des rois maures. Parmi les transepts érigés, les promeneurs affluent comme une source vive, nous nous laissons alors porter par le reflux des masses laborieuses photographiant dans un geste extatique d’automate occidental la moindre surface ouvragée. Mon esprit est tout entier baigné dans les vapeurs musicales, je songe aux mantras de Singleman Affair, songwriter américain dont les bourdons de guitares et de sitar épousent si bien l’espace, fluides, rassurants. Complaintes planantes, matière mystique, odes au soleil, notre maître. Nous progressons au milieu de la foule mouvante, malléable, la lumière s‘abreuve penchant ses brassées dorées sur le porphyre des fontaines millénaires. Les jardins intérieurs se livrent à nous, les arbres formant au-dessus de nos têtes hébétées de chaleur un dais frémissant, l’air parfumé se faufilant partout. Nous sommes ébahis, pris par un état mêlé d’émerveillement et de confusion, le spectacle saisit par sa majesté singulière, silencieuse. Mon cœur palpite. Plus tard, nous profitons de la douceur du soir pour dîner dans l’Albaicin. Sous nos yeux charmés comme par la danse du cobra, l’Alhambra vibre dans le soleil couchant, est-ce un mirage qui menace de se dissiper, non, l’ensemble flamboie, léché puis embrasé par les rayons qui baillent. J’étais subjugué par l’Alhambra. À chaque variation de lumière, le sang battait dans ses temples. Jusqu’à ce que la nuit opaque avale en entier les derniers créneaux de la tour de guet.
A suivre...