Critiques d'un procureur lors d'un procès renouvelées ultérieurement dans un ouvrage
par Nicolas HERVIEU
Lors de son procès en appel pour recel d'abus de biens sociaux (" l'affaire ELF "), Roland Dumas, ancien ministre français des affaires étrangères et ancien président du Conseil constitutionnel, avait protesté contre certaines questions du procureur de la République et tint à cette occasion des propos virulents (notamment, tel que rapportés dans le journal Le Monde, : " Le jour où je vais m'occuper de certains magistrats, croyez moi ... " ; " je me demande bien ce qu'il [le procureur] aurait fait pendant la guerre, celui-là. Puis se répondant à lui-même, suggère qu'il eût été "dans les sections spéciales" "). Cependant, l'intéressé s'excusa à la reprise de l'audience et aucune poursuite ne fut initiée, tant civiles et pénales que - en sa qualité d'avocat - disciplinaires. Deux ans plus tard, et après avoir été relaxé de toutes les poursuites dirigées contre lui dans l' " affaire ELF ", Roland Dumas publia un livre relatant notamment cet épisode et où il expliqua plus longuement ce qui l'avait amené à prononcer les propos litigieux. Or, à la demande du procureur précité, l'auteur fut alors poursuivi pour diffamation envers un magistrat et condamné en appel à une amende de 3 000 euros et au paiement de dommages-intérêts(v. la décision de la Cour de cassation du 6 février 2007, N° 06-80804 ).
La Cour européenne des droits de l'homme fait ici droit à la requête dirigée contre la France en jugeant que la condamnation pour diffamation constitue une ingérence au sein de l'article 10 (liberté d'expression), certes prévue par la loi et poursuivant des buts légitimes (§ 41), mais non nécessaire dans " une société démocratique " (§ 51). Pour parvenir à cette conclusion, les juges européens soulignent tout d'abord que le profil de l'affaire d'espèce exigeait " un niveau élevé de protection du droit à la liberté d'expression " car il s'agissait d'" une affaire d'État qui suscita un déferlement médiatique " et les propos litigieux " donnaient des informations intéressant l'opinion publique sur le fonctionnement du pouvoir judiciaire " (Sur les critiques d'un magistrat par un avocat, v. Cour EDH, 1e Sect. 11 février 2010, Alfantakis c. Grèce, Req. n° 49330/07 - Actualités droits-libertés du 11 février 2010 et CPDH 15 février 2010). De façon peut être plus contestable car de manière extensive, la Cour estime aussi que ces propos relevaient " aussi de l'expression politique " puisque le requérant s'exprimait également " en tant qu'ancien personnage politique de la République française " (§ 43 - sur l'expression politique, v. par exemple Cour EDH, 5 e Sect. 22 avril 2010, Haguenauer c. France, Req. n° 34050/05 - Actualités droits-libertés du 26 avril 2010 et CPDH du 28 ; Cour EDH, 3 e Sect. 20 avril 2010, Cârlan c. Roumanie, Req. n° 34828/02 -Actualités droits-libertés du 20 avril 2010 et CPDH du 22).
Un tel contexte accroît, aux yeux de la juridiction strasbourgeoise, l'intensité de plusieurs éléments qui battent en brèche la justification de la condamnation au regard du droit à la liberté d'expression. En effet, et premièrement, la Cour critique assez vertement la méthode du juge d'appel qui, en choisissant de procéder à " un examen d'ensemble des passages litigieux ", n'a pas permis que soient " identifi[és] avec certitude les motifs du reproche qui ont conduit à la sanction pénale " pour diffamation, infraction qui pourtant est censée porter " sur un fait précis et déterminé " (§ 46). Deuxièmement, la Cour " condamne[...] le contrôle exercé a posteriori" sur les propos litigieux alors qu'aucune poursuite ne fut initiée lorsqu'ils ont été prononcés (§ 47-48). Le passage du temps modifie la portée de ces derniers puisqu'ils furent réédités dans un " livre [où] le requérant n'a fait qu'user [...] de sa liberté de relater en tant qu'ancien prévenu le récit de son propre procès " (§ 48), d'autant qu'il le fit en les expliquant et en prenant " ses distances avec ses propres outrances " (§ 49). Troisièmement, enfin, cumulant les apports des deux derniers points sur la méthode d'analyse de la Cour d'appel et les explications des propos par son auteur, la Cour estiment que ces derniers cherchaient essentiellement à " critiqu[er] la stratégie choisie par un procureur pour mener l'accusation doivent être protégés en raison de la qualité de ce dernier, considéré comme un "adversaire de l'accusé" " (§ 50 - V. contra l'opinion séparée commune aux juges Jaeger et Villiger, § 3-5 : " cette remarque est inacceptable. Elle l'est d'autant plus qu'une telle critique prend une résonance particulière en France et qu'elle est dirigée contre le système judiciaire français, qui doit composer avec son passé " ; " la remarque en cause ne revêt absolument aucune valeur au regard de la liberté d'expression. Sauf à insulter grossièrement le pouvoir judiciaire en général et le ministère public en particulier, elle ne contribue en rien à un échange d'idées ou à des critiques (même virulentes, si nécessaire), ou à une appréciation de la procédure dans laquelle le requérant était impliqué ").
La France est donc condamnée pour violation de la liberté d'expression (§ 52).
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