Editeur : Gallimard - Collection : Collection Folio- Date de parution : 1994- 128 page sublimes...
Elle est entrée dans le livre. Elle est entrée dans les pages du livre comme un vagabond pénètre dans une maison vide, dans un jardin à l'abandon. Elle est entrée, soudain. Mais cela faisait des années déjà qu'elle rôdait autour du livre. Elle frôlait le livre qui cependant n'existait pas encore, elle en feuilletait les pages non écrites et certains jours, même, elle a fait bruire imperceptiblement ces pages blanches en attente de mots.
Le goût de l'encre se levait sur ses pas.
A la lecture de ces premières lignes, j’ai su que j’allais aimer ce livre. La narratrice nous dépeint les apparitions de cette femme.
La Pleurante est l’image évanescente d’une femme sans nom, ni âge, ni visage. Corps immense dissimulés sous des vêtements sans forme et dont la claudication se voit mais ne s’entend pas. Elle marche sans bruit ne laissant aucune trace de son passage :
Cette femme ne fait aucun bruit en marchant. Ses pas sont silencieux , mais son corps, lui, est chuchotant. Un chuchotement de vent tremble dans les plis de sa robe, un discret chuchotis de l‘encre y frémit ou bien est ce des larmes .
Car son corps tout entier charrie des pleurs :
Son corps était un lieu de confluence d’innombrables souffles, larmes et chuchotements échappés d’autres corps. Qui donc pleurait ainsi en elle ?.
On ne la voit qu’à Prague dont elle est la mémoire depuis des siècles :
Elle est ainsi la géante au pied boiteux, la Pleurant des rues de Prague, elle porte dans les plis de ses hardes couleur de terre et de muraille des noms, des visages et des voix par milliers et par milliers.(…)Elle est la peau du temps.
Elle porte la douleur des vivants et des morts, les plaintes et les souffrances de vies. Vision fugitive emplie des cris d’horreur des victimes de la seconde guerre mondiale, elle porte la misère, les injustices. Mémoire des hommes, la narratrice revoit son père à travers elle, mémoire des gens humbles et pauvres :
Elle est la mémoire mendiante, la mémoire souffrante, mais qui jamais ne renonce, ne trahit son passé, n'abandonne son peuple. Elle est la mémoire qui marche, qui marche, glanant et ramassant tous les déchets jetés par la mémoire belle, sélective et hautaine. Elle recueille les vies infimes, les destins minuscules des gens de rien.
Je ne sais pas comment parler de ce livre tellement il m’a touchée … Un très bel hommage à Prague, à son histoire, à la mémoire des Hommes et à l’écriture. Une fois de plus, j’ai été envoûtée, subjuguée par la plume de Sylvie Germain et j’ai terminé ma lecture la gorge serrée d’émotions…
On ressent ce livre. Beauté des mots dont la puissance est portée tout en grâce en un texte sublime.
Tout reste à dire, tout reste à faire. A récrire. Ou peut-être, plutôt, tout reste à lire, car ce sont les autres, les vivants et les morts, qui constituent déjà le livre, tout livre.
Tout reste à lire, à travers les larmes, de ses yeux. A travers ce prisme de pitié. Pitié qui est aussi, surtout, fierté pour les autres, et exigence de dignité.
Un coup de cœur dont je parle maladroitement…