Délicieuses pourritures – Joyce Carol Oates

Par Livraire @livraire

Philippe Rey
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude Seban
Titre original : Beasts
ISBN : 978-2-848-760-025

 

Quatrième de couverture :
Une prestigieuse université féminine de la Nouvelle-Angleterre dans les années 75.
On conteste plus que jamais les valeurs bourgeoises sur fond de drogues, de cigarettes, d’art et de poésie. Gillian Brauer, 20 ans, brillante étudiante de troisième année, voudrait briller encore davantage aux yeux de Andre Harrow, son charismatique professeur de littérature, qui a décidé de faire écrire et lire en classe à ses élèves leur journal intime. Il n’octroie ses compliments qu’aux confessions les plus osées ce qui génère surenchères malsaines et incidents ravageurs parmi des filles survoltées, avides de retenir l’attention – et plus – du maître.
Tentatives de suicide, incendies inexpliqués, anorexie, somnifères, tous les éléments d’un drame annoncé sont réunis avec, dans un rôle d’une épaisseur glauque, la mystérieuse Dorcas, l’épouse – française – d’Andre, sculptrice, collectionneuse d’affreux totems. Et grande prêtresse de ces amours vénéneuses dont Joyce Carol Oates nous offre ici le récit haletant, à la morale superbement perverse.

Mon avis :
On retrouve, dans Délicieuses pourritures, les grands thèmes chers à Joyce Carol Oates : des personnages de femmes ambigües, la peinture d’une sexualité forte, sans concessions et une remise en question sarcastique de la société.

L’histoire se déroule presque entièrement à huis-clos au sein du campus, où quelques incendies d’origines criminels ont eu lieu, la tension entre les élèves monte et chacune y va de sa théorie personnelle sur l’identité du ou de la coupable. Sa location et une série d’action (les incendies/le cottage de fille/certains traits du personnage principal, Gillian Brauer) ne sont pas sans évoquer un autre de ses romans Fille noire, fille blanche (paru en octobre 2009).
Tout est cristallisé autour de ce professeur de littérature, Andre Harrow, homme énigmatique et séduisant pour lequel ses étudiantes rivalisent d’une audace malsaine dans le but d’attirer son attention. Il est pour elles un personnage fascinant au sens littéral du terme : dans la Rome Antique, le fascinus était l’incarnation du phallus divin. Tout à fait conscient de son pouvoir sexuel, Andre en use largement. A l’instar de la plupart des personnages « forts » de Oates, il paraît se situer en deçà de la morale habituelle. Une part de notre éducation à tendance, sinon à le condamner, sinon à vouloir porter un jugement sur ses actes – suivant notre position habituelle et à notre ouverture d’esprit par rapport à la sexualité, à la morale, etc…-
Cette attirance physique est sans doute augmentée par sa position sociale et, davantage encore, par sa culture, à moins qu’elle ne provienne de là. Il est clairement, aux yeux de ses élèves une sorte d’initiateur.

Sur un autre plan, sans doute plus intellectualisé, on peut considérer que lui et Dorcas ne sont en réalité que des alchimistes réalisant leur Grand Œuvre, la source réelle de ce pouvoir sexuel résidant dans la Littérature et dans les Arts Bruts. Je ne connais pas suffisamment le domaine de l’art, et encore moins de l’art brut pour me risquer à faire une comparaison, mais les œuvres citées présentent toutes un caractère subversif et sexuel flagrant : D.H Lawrence et son poème La Pêche, qui est en fait ni plus ni moins qu’une description du sexe féminin. W.B Yeats et un extrait de Léda et le Cygne (où il n’est ni plus ni moins question d’autre chose que d’un viol). A noter que les extraits dont il est question n’ont absolument rien de pornographiques ou de choquant.

La sexualité et le désir n’ont au départ rien de pervers, ce sont la manière dont les personnages la vivent qui la dénature complètement.

Le titre original, Beasts, est très révélateur de cette extrême sexualisation des rapports humains que décrit le roman. L’humanité et la bestialité vont de pair, mais on peut se demander ce qui est vraiment propre à l’homme et ce qui est vraiment propre à l’animal en nous, qui a à apprendre de l’autre ? Ce qui frappe, c’est finalement cette présence liée du sexe et de la punition qui semble en découler obligatoirement (comme dans Confessions d’un gang de fille ou encore Man Crazy).

Il n’y a pas de réelle victime ou de réel coupable, c’est seulement notre degré d’implication en tant que lecteur, notre sensibilité personnelle qui est à même de décider que penser des actes que nous lisons tandis qu’ils se produisent. En dépit des premières apparences, Gillian Brauer n’est pas non plus un personnage faible ou une pauvre adolescente acculée au désespoir. Elle n’est ni pire ni meilleure que les autres.

Délicieuses pourritures est un roman aux personnages puissants. Les femmes qu’elle décrit sont complexes, énigmatiques et souvent dérangeantes, loin des images d’Epinal.
Dans un style claire, précis et relativement court par rapport à des romans plus conséquents comme Blonde ou Nous étions les Mulvaney, il constitue, à mon avis une très bonne entrée dans l’oeuvre de Joyce Carol Oates si vous ne la connaissez pas encore.