J’écris le soir en cachette. Quand les enfants sont couchés et que la nuit s’est pose sur la ville, je sors mon cahier et mon crayon de sous mon matelas. Personne ne connait l’existence de mon cahier. J’ai menti pour l’avoir. Lucie, l’aînée des enfants, en avait un tout neuf posé sur son bureau. Comme tous les jours, je faisais le ménage dans sa chambre et la couverture bleue a attiré mon regard. J’ai posé mon chiffon, j’ai caressé les feuilles blanches, lisses et aussi douces que de la soie. Ce bleu me rappelait le ciel sous lequel j’ai grandi. Un ciel immense où le soleil projetait sa chaleur du matin au soir sur les hommes et les bêtes. J’étais toute seule mais j’avais peur que quelqu’un n’arrive par surprise. Mon cœur battait comme un fou, mes mains étaient moites. Je l’ai mis sous mon chemiser et je me suis dépêchée d’aller le déposer sous ma couverture. Le soir, Lucie pleurait de ne pas trouver son cahier. On m’a demandé si j’avais touché à ses affaires. En baissant les yeux, j’ai répondu non. On a consolé Lucie, on lui a dit que le lendemain qu’elle en aurait un autre tout aussi beau. Et elle l’a eu. On a supposé que le cahier avait été perdu à l’école. C’était la première fois que j’avais un cahier à moi, je l’ai serré fortement contre ma poitrine et j’ai décidé d’écrire mes souvenirs pour ne pas oublier d’où je viens.
Je suis arrivée en France il y a quatre ans. De Paris, je ne connais que la Seine sale que l’on voit par la fenêtre du salon, les toits grisâtres et le bruit étouffé de la ville. Je sors très peu, juste que quand c’est nécessaire : amener ou de chercher les enfants à l’école. Je nettoie, je lave, je récure, je frotte et j’astique. Toujours et encore. A force, ma peau porte l’odeur de la javel en permanence et mes mains sont devenues rêches. Ici, je suis invisible, inexistante pour tout le monde.
Un soir, alors que j’apportais à Madame sa tisane, Monsieur lisait son journal. Il l’a froissé bruyamment en disant « Encore des étrangers qui viennent chercher du travail en France ! Mais qu’est ce qu’ils croient ? Qu’ici, il y a du travail pour tout le monde et que c’est l’Eldorado ? ». Puis, il m’a regardé en me parlant « Fatia, pourquoi ils ne comprennent pas ça dans ton pays ? C’est vrai que toi tu as une bonne place ». Madame l’a interrompu « Oh, mon chéri quand même ! Ton humour est un peu déplacé ».
Voilà pourquoi j’ai volé le cahier. Pour tout raconter même si je ne sais pas très bien écrire. Je n’ai pas demandé à venir en France, je n’ai pas demandé à être vendue comme un simple animal. Une fois couchée, je pleure en pensant à mes frères et à ma jeune sœur. Quand ma mère est décédée, mon père m’a confié à ma tante. Pour lui, j’étais une bouche en moins à nourrir mais pour ma tante j’en étais une de trop. Elle m’a trouvé une place de bonne chez des gens à la ville et mon salaire lui était versé. Un soir, ces gens de la bonne société recevaient un couple de français. La femme a dit qu’il leur faudrait une jeune fille comme moi chez eux. Une bonne à tout faire qui ne dit rien. Deux mois après, j’étais dans un avion pour Paris. On ne m’a pas laissé revoir ma famille, ma tante m’a dit que cet argent servirait pour ma jeune sœur. Depuis, je suis devenue leur chose, leur propriété. C’est Madame qui détient mon passeport et ma liberté.