D’autres vies que la mienne

Publié le 26 juin 2010 par Urobepi

Dès sa parution, ce livre a été accueilli par un tel concert d’éloges, une critique si enthousiaste, si unanimement favorable qu’il m’en a paru presque suspect. J’aimais toutefois le titre de l’ouvrage qui laissait sous-entendre que l’auteur, trop souvent préoccupé par sa propre personne, avait cette fois réussi à s’extraire un peu de lui-même, à faire un pas de côté, pour s’intéresser vraiment à l’existence de ses proches. J’imaginais le récit d’une sorte d’éveil à la réalité semblable à celui que doit connaître l’enfant qui prend graduellement conscience du monde qui l’entoure. Quelque chose dans ce projet attisait ma curiosité et c’est pourquoi, malgré l’attrait sans cesse renouvelé qu’exerçaient sur moi les nouvelles parutions, ce livre demeurait dans mon écran radar ou ce que les bloggeurs appellent familièrement leur PAL (Pile à lire).

Évidemment, lorsque j’ai retrouvé l’ouvrage sur le rayon des nouveautés de ma bibliothèque de quartier, je n’ai pas hésité, curieux de vérifier si mon opinion s’accorderait au sentiment général.

Précisons d’abord qu’il s’agit d’un récit et non d’un roman. L’auteur y relate deux événements qui ont marqué sa vie récente: D’abord une catastrophe naturelle spectaculaire qu’il a vécue de l’intérieur étant en vacances au Sri Lanka au moment où un Tsunami d’une rare puissance y a fait plus de 220 000 morts le 26 décembre 2004. L’autre événement, beaucoup plus intime celui-là, est le décès de la soeur de sa compagne. Dans les deux cas, il s’agit de drames humains que l’auteur s’attache à rapporter avec, on le sent, un souci constant de précision et de justesse, jusque dans les détails.

Le devoir de mémoire qu’impose à un écrivain un cataclysme aussi immense que celui du Sri Lanka semble évident:

À un moment de ce voyage, tandis que nous fumions au bord de la route, Philippe m’a entraîné un peu à l’écart et m’a demandé: toi qui es écrivain, tu vas écrire un livre sur tout ça?

Sa question m’a pris au dépourvu, je n’y avais pas pensé. J’ai dit qu’à priori, non.

Tu devrais, a insisté Philippe. Si je savais écrire, moi, je le ferais.

Pour l’autre événement, c’est moins clair. À priori, rien de spectaculaire à raconter: Juliette était une petite magistrate de la cour civile de Vienne au Sud de Lyon qui, avec l’aide de son collègue Étienne, essayait, en administrant la justice, de faire de ce monde un monde plus juste. Hélène, la compagne de l’auteur résume ainsi l’affaire:

Le lendemain, au petit déjeuner, elle a ri, vraiment ri et m’a dit: je te trouve drôle. Tu es le seul type que je connaisse capable de penser que l’amitié de deux juges boiteux et cancéreux qui épluchent des dossiers de surendettement au tribunal d’instance de Vienne, c’est un sujet en or. En plus, ils ne couchent pas ensemble et, à la fin, elle meurt. J’ai bien résumé? C’est ça l’histoire?

J’ai confirmé: c’est ça.

En effet, ce n’est que ça. Mais c’est aussi tout ça. En s’attachant à nous raconter la vie de Juliette ainsi que celle de ses proches, Emmanuel Carrère le fait avec une rare finesse. Paradoxalement, plus il s’attarde à décrire les individus dans leur singularité, plus il rejoint quelque chose d’universel en nous. Il faut dire que l’écriture de Carrère est à la fois d’une justesse et d’une simplicité remarquables même dans l’expression de pensées complexes. On n’ose imaginer l’effort requis pour atteindre un tel dépouillement sans que le récit ne porte la moindre trace de ce labeur. Ou bien alors cette façon de s’exprimer lui vient tout naturellement et c’est encore plus admirable. Quoiqu’il en soit, le besoin esthétique est comblé ici. Que cette langue peut être belle tout de même quand elle est bien écrite!

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CARRÈRE, Emmanuel. D’autres vies que la mienne. Paris: P.O.L., 2009, 310 p. ISBN 9782846822503

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