Héritiers et ayants droit des grands artistes jouissent souvent d’un pouvoir de nuisance qui dessert plus qu’il ne sert les œuvres sur lesquelles ils exercent leur contrôle. C’est ce que confirme Emmanuel Pierrat dans un essai qui se lit aussi facilement qu’un roman, Familles, je vous hais ! (Hoëbeke, 300 pages, 18 €).
L’auteur résume clairement la situation dès l’introduction : « Certains ont décidé de ne rien divulguer des œuvres qui dorment dans un atelier de peintre ou un tiroir de bureau d’écrivain. D’autres battent monnaie en publiant le moindre brouillon ou en éditant des lithographies douteuses par milliers. D’autres encore intentent procès sur procès à quiconque ne souscrit pas à l’image idyllique qu’ils entendent donner de leurs glorieux ancêtres et détruisent manuscrits ou clichés séditieux. D’autres enfin sont prompts à ʺmarchandiserʺ sous forme de parc d’attractions et de figurines en toc. Tous font fructifier la manne, entravent la recherche… ou s’épuisent à se quereller entre eux. »
Les dix-neuvièmistes le savent, Caroline Aupick, la mère de Baudelaire, plus influencée par ses sentiments religieux que par la beauté poétique, tenta, lors de la réédition des Fleurs du Mal, d’en faire disparaître Le Reniement de Saint-Pierre ; il fallut que Théodore de Banville et Charles Asselineau se gendarment pour qu’elle renonce à une telle mutilation. Caroline Commanville, la nièce de Flaubert, pratiqua, dans un même esprit, des coupes sombres dans la correspondance de son illustre oncle. De son côté, Edmond Richard, dernier amant et l’un des héritiers de Madame Sabatier – la Présidente – chercha au lendemain de sa mort à monnayer ses reliques (livres et lettres de Théophile Gautier, Baudelaire, Flaubert, etc.) et à maquiller sa biographie.
Beaucoup d’ayants droit d’aujourd’hui agissent selon des motivations identiques : moraline et cupidité, d’autant que les sommes en jeu sont, la plupart du temps, considérables. Parfois, les conflits se font jour alors que le cadavre du cher (et célèbre) disparu est encore tiède, l’histoire d’Antonin Artaud en offre l’exemple (voir à ce sujet l’article de ces colonnes traitant de L’Affaire Artaud, le très documenté essai de Florence de Mèredieu). En outre, presque toujours, sous couvert de droit moral, les héritiers se déchirent pour de confortables rentes dans des joutes peu reluisantes. On lira, à ce propos, les chapitres consacrés à Stig Larsson (auteur de Millenium), Picasso, Saint-Exupéry ou Goscinny. De même, la section traitant de Charles Trenet suggère que, pour les héritiers du chanteur, la mer n’était pas seule à présenter des reflets d’argent.
Notons encore une passionnante analyse de la succession d’Alberto Giacometti où, dans un rôle ambigu, apparaît un ancien ministre d’Etat, avocat, et grand amateur d’art (et, accessoirement, de chaussures). L’affaire qui naquit autour de Françoise Dolto mérite, elle aussi, qu’on s’y attarde, grâce, notamment, aux développements qu’Emmanuel Pierrat consacre à la biographie de la célèbre psychanalyste publiée par la présentatrice télé Daniela Lumbroso. Rencontre inattendue, en effet, que celle de ces deux noms (un peu comme si Benjamin Castaldi écrivait une biographie de Heidegger). Et, pour résultat, un curieux livre, florilège d’approximations, d’erreurs, voire de spéculations, au sens anglo-saxon du terme, éreinté par l’ensemble de la critique, en dépit du soutien de Luc Ferry et de celui, moins surprenant, de Bernard-Henri Lévy.
Les successions de Jorge-Luis Borges, de James Joyce et, surtout de Hergé, passées au crible, montrent combien des héritiers peuvent rendre la vie difficile aux chercheurs ; celle de Michel Foucault illustre la difficulté qu’il y a à respecter les dernières volontés d’un homme qui disait à ses proches « Ne me faites pas le coup de Max Brod avec Kafka », tout en gardant le souci de réunir, dans des recueils posthumes, ses textes épars, mais fondamentaux. Quant aux amateurs de musique, ils en apprendront sans doute beaucoup à travers l’étude des cas de Bob Marley et John Lennon.
Emmanuel Pierrat, bien que juriste, s’abstient de tout jargon professionnel dans cet essai qui aurait pourtant pu y inviter. Son style, clair et non dénué d’humour, se fait même littéraire, comme dans les pages où il relate de manière haletante les derniers jours d’Antoine de Saint-Exupéry. On aurait aimé le voir traiter d’autres dossiers, notamment ceux des successions de Marguerite Duras et de Jacques Lacan. Je m’étais intéressé à ce dernier cas lors des recherches que j’avais menées pour la rédaction de mon essai sur L’Origine du monde de Courbet (que le psychanalyste possédait)… il y avait là de quoi faire les délices des lecteurs. Mais l’auteur le précise, par souci d’objectivité, il s’est abstenu d’écrire sur des cas auxquels il avait été partie prenante en qualité d’avocat. Ce respect de l’éthique l’honore d’autant plus que le monde qu’il décrit, « aux confins de l’esthétique et de la caisse enregistreuse », semble assez souvent ignorer cette notion.
Illustrations : Félicien Rops, La Faucheuse, gravure - Gustave Doré, La Poule aux oeufs d’or, gravure.