On verra passer les cueilleuses devenues « amazones », dans leur
quotidien répétitif, épuisant et beau, obligé aussi : « On cueille
la montagne car il n’y a rien d’autre. Une va poursuivre la cueillette à
l’année. Ce sera le thym douloureux puis les baies de genièvres. Pour la
bruyère, il faudra quitter le causse etc. etc, jusqu’à nouveau la lavande en
juillet. » (p.58) On a donc bien, nets, une situation sociale et un paysage,
mais aucun souci de reportage, tourisme ou voyeurisme, ce n’est pas l’objet.
D’ailleurs, « des gens viennent au campement je m’en vais. Aucun
ostracisme mais je crains soudain. Quand elles s’inscriront dans un guide
touristique, penser cessera d’emporter le cœur là. On dira Le pays d’ici à
France-Culture pour La fête des gens, ici. On égayera les citadins, le secret
ne fera plus face au sens, à son destin. » (p.49)
Cette circonstance, une résidence sur le causse, est l’occasion pour C.
Sagot-Duvauroux d’une triple quête : un travail de langue, le rapport à un
lieu, l’interrogation sur l’humain. On sait ce qui caractérise l’écriture de
cette poète : l’énergie, la pulsion de langue, le continuel en avant de
parole, le goût de la matière verbale. Cette écriture de l’élan peut prendre
des formes très diverses, y compris heurtées, hoquetées, mais elle conserve
toujours ce plaisir à mâcher les mots, à passer par des réseaux inattendus de
vocabulaire, à réactiver du lexique. Il en va de même dans ce livre :
« Sur la friche calcaire, partout revient. L’argus bleu, le satiné, le
cuivré de la verge d’or, l’azuré de la bugrane, le frêle, l’azuré de la
sanguinaire, le grand paon. La jusquiame noire aux laissées des troupeaux suit
les bestiaux. L’ophrys bécasse et celui singe, la joubarbe crassulescente en
rosette et poilue, l’asexuée, sévère à réprimer toute innovation. C’est que le
milieu est rigoureux dit le fragile grand orpin sous la burle et la
traverse. » (p.63)
Mais ce travail de langue n’est pas fait dans une tour d’ivoire. Si la poète
est seule sur le causse, elle est à l’écoute du chaos de l’histoire, et elle
s’efface parfois, devient témoin de ce qui lui apparaît comme injustifiable de
bêtise et de violence. La disposition typographique change alors, pour souligner
que l’auteure laisse place, donne lieu. Ainsi pour la séquence (pages 11 à 15)
sur l’expulsion d’ « une poignée d’utopistes marginaux » de
« la Picharlerie ». Expulsion effectuée par « 200 agents de la
force publique », suivie de la destruction du bâtiment, pourtant
« symbole de la résistance cévenole ». L’autre séquence, diffractée
dans le livre, reprend des communiqués internet en anglais relatant les
expéditions des forces israéliennes à Gaza et dans les camps de réfugiés en
juillet 2009.
La vie d’ermite au Buffre n’exclut donc pas l’attention au monde comme il va,
mal. Mais l’enjeu central du livre reste bien cette rencontre du poète avec un
pays aussi rude que traversé de légendes. Cela donne lieu à de belles
descriptions. « Une bibliothèque de pierres tranchées page à page par
l’érosion d’un grand récit inutile à redire. Ciel dévorant un bout du calcaire
ou lames de mer recrachées par les pores minérales et séchées illico par les
vents tranchants. Le tout parfaitement anonyme. » (p.27) « Et pour qu’elle
reste ouverte, cette main au milieu des mers, et visibles, chaque coussinet des
phalanges et le mont de vénus et les lignes de vie, au prix de la soif, le
Méjan abandonne la douceur de vivre à ceux d’en bas. Alors, face renversée
d’oraison, il donne aux passants de connaître que vivre fut, avant douceur et
douleur, écrasé de soleil et rafraîchi de vent, que vivre est né, ascète ivre,
et que c’est très puissant et que c’est à nous et que c’est en haut et que
c’est une soif énorme. C’est là qu’on cueille la lavande. » (p.38)
On voit déjà ici le déplacement de la description à la quête
existentielle ; ce que la poète vient chercher, ou ce qu’elle trouve sur
le causse, c’est bien une forme de sagesse, d’être-au-monde. Au fil des pages,
bon nombre de philosophes sont cités, mais l’écriture vise plus profond, une
forme de oui avant la pensée. Et c’est tout un trajet intérieur qui se fait
durant le livre : « Je suis venue : là. Parce que sur les ruines
des résistances rocheuses poussait de la lavande et qu’on voyait le vent. J’ai
le goût du vent. Et du refus. Je suis là pourtant où le refus s’achève. Oui
serait-il plus ancien que non ? Et plus neuf ? Le chemin n’est pas
difficile parce qu’il n’y a plus de chemin. »(p.28) « J’ai dit oui un
jour à une vieille montagne. Je n’existais pas au jurassique inférieur, il a
dit vis montagne et c’est monté
jusqu’à moi dans l’an 2009 alors j’ai pensé, je vous jure, je suis presque
heureuse. Je ne me sentis plus être, mais de tout moi, comment dire, tout
entière tout entièrement remplacée par sauf moi. Lieu, lieu d’être. »
(p.54) « Un oui pour un non. De la pensée avant l’articulation, de la
pensée sans la langue française, du territoire de pensée à marcher. Après la
sensation après l’émotion avant la langue ou dans l’impuissance de langue, la
pensée. Une convulsion géologique de pensée. Une religion : parmi. Et puis
le peu de force qu’il faut pour dire sans honte bonjour. » (p.62)
La sagesse du causse est celle d’une adhésion à vivre, sans oublier la révolte
nécessaire face à l’injustice, la violence, la bêtise. Le causse a ramené à
l’essentiel qui reste, un accord profond corps/paysage, avant la pensée ou la
langue. L’emportement d’un oui, non pas au monde social, mais à être là, parmi
le vivant.
par Antoine Emaz
Sur ce même livre, on peut lire aussi cette note.
Caroline Sagot-Duvauroux
Le Buffre
Ed. Barre parallèle – 67 pages – 8 euros