Le choix (Ismaïl Kadaré)

Par Arbrealettres


Le choix

Tu as pleuré, puis tu m’as dit à voix étouffée
que je te traitais comme la dernière des prostituées.
Je n’ai pas prêté attention à tes larmes;
sans le savoir, pourtant, je t’avais rendu les armes.

Un beau matin, j’ai rouvert les yeux
sur un monde vide; tu étais partie sans dire adieu.
Ce que j’avais perdu, je l’ai alors compris.
Ce que j’avais gagné, je l’ai réalisé aussi.

Mon chagrin neuf resplendissait comme un saphir;
comme l’éclat du jour finissant, mon bonheur s’assombrissait.
Entre les deux je ne savais lequel choisir,
tant l’un et l’autre de beauté rivalisaient.

J’ignorais que ces trésors ont le pouvoir
de répandre en même temps la lumière et le noir,
qu’ils contemplaient tous deux ma joie
de vivre, et à la mort me faisaient songer cent fois.

(Ismaïl Kadaré)


Illustration: Marie-Pierre Kuhn