Etrangers l’un à l’autre (Ismaïl Kadaré)

Par Arbrealettres


Etrangers l’un à l’autre

L’un à l’autre depuis longtemps étrangers,
entre nous tout a été dit;
comme des pierres qui ont cessé de rouler,
chacun a arrangé sa propre vie.

Nul chemin, aucun sentier
ne nous relie plus nulle part,
comme au Moyen Age ces villes retranchées
derrière tours, douves et remparts.

La nuit, pourtant, quand mon cerveau lassé
condamne portes et fenêtres,
tu sais, pour t’y glisser,
un passage que tu es seule à connaître.

Longeant ses circonvolutions
comme les allées d’un jardin,
tu entres dans mes rêves par effraction
et m’adresses en riant des signes de la main.

Quand dans le ciel les étoiles commencent
à pâlir, soudain inquiète,
à pas rapides tu t’éloignes en silence
par ce chemin que tu es seule à connaître.

Au jour la vie reprend, immuable;
l’un comme l’autre, chacun de son côté,
reste muré dans sa froideur imprenable
comme au Moyen Age les villes fortifiées.

(Ismaïl Kadaré)


Illustration: Pieter Bruegel l\’Ancien