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Impossibilité pour un Etat “d’effacer” la nationalité de ses ressortissants sans porter atteinte à leur vie privée (CEDH, 13 juillet 2010, Kurić c. Slovénie)

Publié le 04 août 2010 par Combatsdh

Situation des « effacés » devenus apatrides lors du processus de dissolution de la Yougoslavie

par Nicolas HERVIEU

Lors de la dissolution de la Yougoslavie et de l’accession corrélative à la souveraineté des États la composant, une procédure fut définie en Slovénie, notamment, pour fixer la nationalité des citoyens de la Fédération de Yougoslavie, non-slovènes mais résidents permanents dans ce pays. Certains de ces citoyens n’ont pu obtenir cette nationalité - soit pour n’avoir pas réalisé les démarches nécessaires dans le bref délai de six mois, soit par refus des autorités slovènes - et ont donc été effacés du registre des résidents permanents. En conséquence, ces derniers, alors qu’ils vivaient pour beaucoup en Slovénie depuis de nombreuses années, y devinrent étrangers avec toutes les conséquences néfastes que cela suppose (emplois, logements, prestations sociales, déplacement internationaux…). Cette situation des “effacés” (« “the erased” (izbrisani) ») a donné lieu à de nombreuses critiques européennes et internationales (§ 258-272) ainsi qu’à de vifs débats en Slovénie. La Cour constitutionnelle a par deux fois, en 1999 et 2003, déclaré inconstitutionnelle la législation slovène quant à la procédure d’accession à la nationalité des résidents permanents mais ce, sans qu’un dispositif pleinement conforme à ces décisions n’ait été adopté par la suite et encore à ce jour.

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Les “effacés” slovènes (”erased persons” / “Izbrisani”)  devant la Commission à Bruxelles

La Cour européenne des droits de l’homme, saisie par dix requérants “effacés, eux-mêmes globalement soutenus par la tierce-intervention (Art. 36) de la Serbie (§ 298-302) et d’organisations non-gouvernementales (§ 344-347 ; 381-382 ; 394-399), a d’abord du trancher la question de la recevabilité ratione temporis des griefs relatifs au droit au respect de la vie privée et familiale (Art. 8). En effet, la législation litigieuse initiale est antérieure à la ratification de la Convention en 1994 par la Slovénie. Cependant, dès lors que les effets de cette législation ont perduré “plus de quinze ans après l’entrée en vigueur de la Convention et de ses Protocoles à l’égard de la Slovénie (§ 305), la violation alléguée peut être qualifiée de continue (§ 304) et ainsi entrer dans le champ de compétence temporelle de la Cour (pour un autre exemple, v. Cour EDH, G.C. 18 septembre 2009, Varnava et autres c. Turquie, Req. no 16064/90 et s. - Actualités Droits-Libertés du 23 septembre 2009 et CPDH même jour).

Statuant au fond sur les griefs déclarés recevables (v. §, 306-315), la juridiction strasbourgeoise identifie une ingérence conventionnelle en indiquant que “la totalité des liens sociaux noués entre les immigrés établis et la communauté dans laquelle ils vivent s’insère dans le concept de vie privée au sens de l’article 8” (§ 352 - « the totality of social ties between settled migrants and the community in which they are living constitute part of the concept of private life within the meaning of Article 8 »). De plus, bien que ne garantissant “aucun droit à acquérir ou conserver une nationalité particulière“, la Convention prohibe “dans certaines circonstances […] le refus ou retrait arbitraire de la citoyenneté(§ 353). Or, tel est le cas en l’espèce, car les requérants “ont vécu sur le territoire de la République de Slovénie pendant plusieurs années et, pour la plupart d’entre eux, pendant des décennies [et/ou] y sont même nés” (§ 356). En conséquence, en “pass[ant] une part substantielle de leur vie en Slovénie […], ils y ont développé un réseau de relations personnelles, sociales, culturelles, linguistiques et économiques qui composent la vie privée de tout être humain (§ 359).

Une fois établie l’ingérence au sein du droit au respect de la vie privée et familiale (§ 361), le constat d’absence de justification de ladite ingérence apparaît peu surprenant. En effet, les juges européens se bornent à reprendre à leur compte (§ 373) toutes les critiques de la législation litigieuse telles qu’elles ont été formulées par la Cour constitutionnelle slovène (§ 367-372 : flou des conditions textuelles, discrimination à l’encontre des « erased », inadéquation du régime juridique). De ce fait, elle souligne aussi que “les autorités législatives et administratives n’ont pas agi en conformité avec les décisions judiciaires” (§ 373). Tout en reconnaissant la difficulté de la situation et les efforts slovènes (§ 374), la Cour européenne des droits de l’homme juge, également “à la lumière des standards pertinents de droit international relatifs aux difficultés des apatrides, en particulier dans les situations de succession d’États” (v. § 260 et s.), que la situation des « erased » constitue une violation de l’article 8 (§ 376).

Cette condamnation, doublée d’une seconde pour violation du droit à un recours effectif (Art. 13 - § 386), révèle une remarquable complémentarité entre la juridiction constitutionnelle slovène et la juridiction européenne. D’ailleurs, la Cour suggère à la Slovénie, ce qui est assez peu fréquent (v. Cour EDH, 1e Sect. 22 avril 2010, Fatullayev c. Azerbaïdjan, Req. n° 40984/07 - Actualités Droits-Libertés du 26 avril 2010 et CPDH du 30), une mesure d’exécution de l’arrêt (Art. 46) similaire à celle exigée par la Cour constitutionnelle pour qu’enfin le sort des personnes “effacées” soit positivement réglé : “édicter une législation et une réglementation appropriées à la situation des requérants individuels en leur accordant rétroactivement des permis de résidence permanente” (§ 407).

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Rendue peu avant la polémique française sur les dénaturalisations de “délinquants” français d’origine étrangère, la décision de la Cour de Strasbourg condamnant la Slovénie  pour la situation des “effacés” (”Izbrisani”) devrait faire réfléchir les services juridiques des ministères de l’Immigration et de l’Intérieur  dans la mesure où la Cour estime notamment que la Convention européenne des droits de l’homme prohibe “dans certaines circonstances […] le retrait arbitraire de la citoyenneté” et qu’en “pass[ant] une part substantielle de leur vie en Slovénie […], ils y ont développé un réseau de relations personnelles, sociales, culturelles, linguistiques et économiques qui composent la vie privée de tout être humain”…

Kurić c. Slovénie (Cour EDH, 3e Sect. 13 juillet 2010, Req. n° 26828/06) - En anglais

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Actualités droits-libertés du 27 juillet 2010 par Nicolas HERVIEU

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