Le meunier, les moines et le bandit. Des vies quotidiennes dans l'Aurès (Algérie) du XXe siècle est un livre d'ethnologue tout terrain. Pourquoi l'évoquer à propos des médias ? Parce qu'il fait voir jusqu'où peuvent aller une enquête et un compte rendu d'enquêtes.
Fanny Colonna raconte des vies d'aventuriers qui se sont croisées dans cette région, celle d'un meunier italien dans l'Aurès (1875-1978), de moines pauvres convertis à l'Aurès et d'un bandit d'honneur, sorte de Mandrin justicier tôt exécuté.
L'ambition de cette longue et multiple enquête est de déceler les liens et les attachements improbables, impensables, que les apparences et les statuts publics occultent, liens des personnes entre elles, liens avec les institutions, les paysages. L'ethnologue est amenée à poursuivre la vie qui échappe aux catégories courantes, toujours simplificatrices. Couple, croyance, métier, échange, propriété, tout est toujours plus flou, indicible, instable : en témoigne l'impossible portrait de Hmama, la compagne du meunier, qui donne à cette histoire une tonalité romantique et mystérieuse.
Discutant les faits que "fait" l'enquête ethnographique, Fanny Colonna rend compte des problèmes multiples que doit résoudre l'enquête : trouver et rencontrer les informateurs, échanger avec eux. Les difficultés tiennent entre autres au plurilinguisme des situations de communication : arabe, chaoui et français mobilisent des catégories de perception et d'analyse qui se traduisent mal de l'une à l'autre. Le compte-rendu suppose la synthèse d'une multiplicité d'observations et de collectes inachevées, effectuées sur des terrains hétérogènes : croisement "délicat des archives et des sources écrites", d'une part, avec "une enquête de terrain et de voix vivantes", d'autre part (p. 207).
- Dans la postface, la réflexion épistémologique retrouve les accents de "Elle a passé tant d'heures", texte que Fanny Colonna a consacré aux photographies de l'ethnologue Thérèse Rivière (Aurès-Algérie 1935-1936). Ce livre discret devrait figurer dans la bibliographie première des études médias, tant pour sa sensibilité et sa fécondité épistémologiques que pour son analyse du rôle de la photographie dans l'enquête.
- Dans le monde aurésien que reconstitue l'enquête, l'absence des médias industriels (presse, radio, affichage, télévision, téléphonie) est frappante, et laisse percevoir, par contraste, l'encombrement médiatique des cultures actuelles. De la société enquêtée se dégagent l'omniprésence de la conversation et du face à face, sans médiation, l'importance de la rencontre, hasard plus ou moins construit. L'écrit y est encore peu présent, dont on entrevoit qu'il est d'abord outil d'administration civile, religieuse, militaire.
- L'obstacle linguistique est partout : dans les effets pernicieux de vocables forgés dans les colonisations, les invasions, les conversions. Kateb Yacine ne mettait-il pas en question jusqu'aux termes désignant les composantes de la population algérienne ? Alors que resurgissent en France des notions suspectes sur la diversité et l'ethnicité, l'ethnologie ne devrait-elle pas balayer devant cette porte, sa porte ?
- Cet ouvrage rappellera aux spécialistes de médias et de marketing, grands dévoreurs d'enquêtes, ce qu'enquêter veut dire et ce que "nos" enquêtes, rapides, intensives, tellement quanti, risquent de ne jamais nous apprendre. Il laisse imaginer d'autres enquêtes sur les comportements de consommation des médias, enquêtes de type biographique qui prendraient leur temps pour traiter des histoires individuelles avec les médias (bio média).