Claire Zalc, Melting Shops. Une histoire des commerçants étrangers en France. Editions Perrin, 330 p. Bibliogr.
Depuis longtemps, l'immigration enrichit la France de nombreuses catégories de commerçants et artisans indépendants. On les connaît bien : selon les époques, maçons, chapeliers, tailleurs, épiciers, couturières, coiffeurs, profs de musique, restaurateurs, brocanteurs...
Dans cet ouvrage qui fut d'abord une thèse pour le doctorat d'histoire, Claire Zalc décrit les conditions d'entreprise de ces artisans et commerçants. Les éléments juridiques et administratifs alternent avec des notes biographiques et des données historiques générales. L'auteur raconte aussi la sociabilité par les boutiques, l'animation de la vie locale, les "chemins invisibles" d'un urbanisme vécu : le local redéfini.
Ces petits commerçants et artisans "étrangers", vulnérables et biensouvent mal traités, débrouillards en tout genre instillent de la mobilité, de la flexibilité et du nomadisme dans une société française souvent "bloquée", voire coincée, conservatrice et aisément réacctionnaire.
Ce sont tous des entrepreneurs, souvent forcés à le devenir, fuyant des pays en proie à la misère, à l'anti-sémitisme, à la dictature. Entrepreneurs que la France "lâchera" au cours des années 1930-40, et parfois livrera aux nazis.
L'auteur montre la collusion bien calculée de l'intérêt personnel et de la xénophobie, toujours recommencée, qui, prenant prétexte de la protection contre la concurrence, servira finalement une "aryanisation" intéressée. Dès les années 1930, on voit ainsi les conditions de l'acceptation finale de la "collaboration" se mettre en place, doucement, efficacement. La description des procédures discriminatoires qui stigmatisent à petites touches, l'analyse de la méticulosité de l'administration française dans sa haine de l'étranger sont menées avec subtilité et précision. Il s'agit de l'une des meilleures analyses de la mise en place de l'acceptabilité de l'inacceptable. On souhaiterait que l'auteur guide son lecteur vers une théorisation de ses observations.
D'un point de vue épistémologique, beaucoup de notions que l'auteur mobilise pour rendre compte de ce que livre l'énorme documentation dépouillée mettent en évidence l'inadéquation des catégories de la statistique socio-professionnelle et démographique. L'activité économique indépendante résiste à la catégorisation courante conçue pour les activités traditionnelles, installées, routinisées. L'auteur propose d'autres notions, plus souples. Par exemple, celle de "maisonnée", empruntée à l'anthropologie, convient mieux que les notions de foyer, d'emploi et d'activité dans ces familles où tout le monde travaille à tour de rôle selon la conjoncture, selon la nécessité surtout. Quel statut donner au conjoint d'un(e) commerçant(e), par exemple ? L'auteur montre l'impossible distinction entre ouvrier et artisan, entre lieu de travail et domicile. Ou encore la pertinence du réseau et de la communauté plutôt que du quartier ou de la commune.
Que valent aujourd'hui encore ces catégories avec lesquelles on segmente encore, cible, décrit une population ? Quelle pertinence par rapport à l'activité économique effective ? Catégories forcément en retard sur le changement social, et qui le freinent : les catégorisations comportementales (comme on parle de marketing ou de ciblage comportemental) restent à inventer pour développer une sociologie agile qui fabriquerait des catégories à la volée, suivant les transformations de l'univers économique et des métiers.
Difficile, en lisant ce livre d'historienne, de ne pas penser aux start-ups actuelles avec qui ces commerçants / artisans partagent de nombreuses caractéristiques : l'adaptabilité, le goût de l'autonomie, de l'indépendance, l'acharnement à réussir, le pragmatisme et l'improvisation créatrice, le grand nombre d'heures travaillées loin des protections sociales courantes. Facteurs de mobilité, d'innovation, de changement.
Tout en rédigeant un grand livre d'histoire, Claire Zalc secoue des branches entières du "métier d'historien" et de l'histoire économique et sociale.