La plage de Trouville par Claude MONET
Trouville, contrairement à Deauville, a eu l'avantage d'être découverte, non par des financiers et des promoteurs, mais par des artistes. En ce coin privilégié du littoral, ils se sont toujours sentis chez eux ; ce, depuis le temps où la mère Ozerais accueillait Alexandre Dumas. A sa suite, d'autres artistes s'y sont installés, y ont résidé, peint, écrit, tourné des films, photographié, construit. Autre avantage, qui n'est pas l'un des moindres, Trouville a su grandir sans se défigurer. Cela grâce aux personnalités éclairées qui se sont succédées pour lui donner le visage qu'elle a aujourd'hui, depuis Couyère l'artisan des premiers travaux d'infrastructure jusqu'au bienfaiteur de la ville, dont le quai porte le nom, Fernand Moureaux. Quant au nom de Trouville, d'où provient-il ? Sans doute d'un toponyme hybride, mi-roman, mi-scandinave. Le Trou ou Thörulfr dériverait du nom du possesseur du lieu, à l'origine un Viking prénommé Turold, l'un de ces nombreux et fameux navigateurs qui descendirent des brumes de Norvège ou du Danemark à bord de leurs drakkars et surent faire souche en épousant des jeunes filles du cru, nous donnant l'exemple d'une assimilation parfaitement réussie.
A une heure du matin, le samedi 4 janvier 1549, le sire de Gouberville quitta Honfleur avec chevaux et valets. Il partait en pleine nuit pour avoir la gève, c'est-à-dire profiter de la marée basse pour atteindre Trouville au passage de la Touques. Dans l'ombre nocturne, les cavaliers avaient à éviter les moulières et roches noires, mais le chemin était plus aisé, plus court que les mauvaises routes de l'époque.
Il s'agit bien de Trouville où le bac et ses passeurs étaient utilisés lorsque l'heure tardive et le flot grossi par la marée montante, incitaient à la prudence. Mais le jour, on n'était point contraint à cela. Les cavaliers passaient la rivière à gué et les piétons utilisaient la barque de traversée. A marée haute, un bateau passager de plus grande taille embarquait les uns et les autres. Aux alentours de 1600, Trouville était déjà un havre, c'est-à-dire un abri, un refuge pour les navires. En 1599, Robert Esnault d'Hennequeville arme un bâtiment pour aller s'approvisionner en sel jusqu'aux rivages de Galice et il n'est pas rare que d'autres armateurs envisagent des courses jusqu'en Ecosse, au Portugal, au Pays-Bas et à Terre-Neuve. Au XIXe, Flaubert parlera d'une falaise surplombant des bateaux. Et c'est vrai qu'avant d'être la reine des plages, Trouville fut d'abord et avant tout...un port.
Quand la population commença de s'accroître à la fin de l'Ancien Régime, le village initial, aux masures couvertes de chaume, était devenu trop étroit au pied du vallon de Callenville. Désormais les demeures ne cesseraient plus de gagner sur la dune et d'occuper les étendues sableuses de la péninsule de la Cahotte. C'est ainsi qu'un certain Pierre Ozerais fit l'acquisition d'un portion de terrain en herbe pour y construire une maison, qui deviendra peu de temps après l'Auberge du Bras d'or, alors que la construction navale prospérait et que le quai ne servait plus seulement à l'accostage des barques de pêche, mais au déchargement des navires marchands.
Et voilà que par une journée de l'été 1825 arrivait de Honfleur, à marée basse, par le chemin de grève, un peintre de 19 ans qui allait poser son chevalet et planter son parasol sur les bords de la Touques. Il s'appelait Charles Mozin et fut tellement séduit par le paysage qu'il décida de résider là un moment et prit pension à l'auberge du Bras d'or. A n'en pas douter le lieu l'enchantera et il ne se lassera plus d'en dessiner les collines verdoyantes, les pêcheuses sur la plage, les barques dans la tempête, l'estuaire au flux et au jusant et, par-dessus tout, les ciels qui varient de couleur et d'intensité à chaque heure. Mozin venait de lancer Trouville sans le savoir. Il fut bientôt rejoint chez la mère Ozerais par Eugène Isabey, Paul Huet, Alexandre Decamps et Alexandre Dumas. Si bien que le monde artistique n'avait plus qu'à suivre, après qu'il y ait été encouragé par les descriptions de Dumas et les toiles de Mozin.
Une des premières personnalités à acquérir une demeure sera la comtesse de Boigne, célèbre mémorialiste, qui achète en mars 1850 quarante ares d'une propriété qui faisait autrefois partie du presbytère. Elle et son ami le duc Pasquier, ancien conseiller d'état et préfet de police de Paris, membre de l'Académie française seront les personnalités influentes qui contribueront à la prospérité de la région.
Le 1er juillet 1847 a lieu l'ouverture du nouveau Salon des bains de mer sur un terrain ayant appartenu au docteur Olliffe, ce même docteur qui avait incité le frère de l'empereur, le duc de Morny, à s'intéresser aux étendues marécageuses qui se déployaient à perte de vue de l'autre côté de la Touques... Mais pour lors, Deauville n'existe pas et Trouville brille déjà de tous ses feux. Les bains de mer sont à la mode, la petite ville ayant pris le relais de Dieppe lancé par la duchesse de Berry. Et 1845, le comte d'Hautpoul est élu maire. Il est le fils du général d'Hautpoul, tué à la bataille d'Eylau et de la princesse de Wagram, fille du maréchal Berthier. C'est lui qui va marquer le paysage architectural de la ville, alors que son épouse s'emploiera à des tâches charitables. A ce moment, Trouville a doublé sa population, qui s'élève au respectable chiffre de 3.504 habitants. Aux aristocrates du début, qui ont bâti les premières villas, ainsi la villa persane de la princesse de Sagan, celles de Monsieur de la Trémouille ou de la marquise de Montebello ou encore de Gallifet, s'ajouteront, à partir de 1860, la villa de Formeville, celle du docteur Olliffe, tant et si bien que le modeste petit port est devenu un lieu de villégiature recherché par des estivants tout autant épris de sport et de grand air que de confort et de mondanités.
C'est également l'époque des artistes et des peintres et Dieu sait qu'ils seront nombreux à apprécier ce village de pêcheurs qui avait tant séduit Mozin, du temps où il était inconnu, mais qui ne leur déplait pas aujourd'hui qu'il a été rattrapé par le succès. Dans les rues montantes couronnant sa colline, sur la plage ou la jetée, il n'était pas rare, en cette fin de XIXe, de croiser Boudin, Courbet, Whistler, Monet, Corot, Bonnard, Charles Pecrus, Degas, plus tard Helleu, Marquet, Dufy, Dubourg, pour ne citer que les plus connus. Davantage que le pittoresque, c'est la qualité de la lumière qui fascinait, le duo subtil de l'eau et du ciel, les masses de couleurs distribuées par l'ocre des sables et les toilettes des femmes, les jeux d'ombres perpétrés par les parasols et les ombrelles qui deviendront emblématiques de l'impressionnisme. Tous essaieront de rendre sensible les vibrations de la lumière, les glacis fluides qui l'accompagnent et cet aspect porcelainé dont parlait Boudin. Sans doute doivent-ils à cette atmosphère quelques-unes de leurs plus belles toiles.
Mais les peintres ne furent pas les seuls à être subjugués par la beauté des lieux : les écrivains ne seront pas en reste. Au manoir de la Cour-Brûlée d'abord, ensuite dans celui des Mûriers qu'elle fera construire, Geneviève Straus, veuve du compositeur Bizet, transporte et prolonge, à la saison estivale, son salon parisien. Après Flaubert, qui était tombé amoureux à Trouville de la belle Madame Schlésinger, après Dumas qui appréciait tant sa belle chambre à l'auberge du Bras d'or et les repas copieux qu'on lui servait pour un prix dérisoire, apparaît Marcel Proust qui se plut à être l'un des habitués de ce cercle "Verdurin-sur-Mer". On s'attardait le soir à bavarder sous les tonnelles où couraient les ampélopsis et le chévrefeuille, tandis que Mme Straus, bien campée sur son trône en rotin, bavardait avec Degas, Anna de Noailles, Guy de Maupassant, Léon Delafosse ou Charles Haas. Ainsi le train à voie étroite ramenait-il chaque été son lot de villégiaturistes. Les voyageurs descendaient enveloppés dans des pelisses, les femmes dissimulées sous des voilettes chargées de les protéger des escarbilles. Les calèches attendaient devant la gare. Celle-ci avait été inaugurée en 1863, trois ans après le pont de la Touques qui, dorénavant, reliait Trouville à Deauville, sa cadette. Après-midi embaumés sous les vérandas, siestes rêveuses derrière les jalousies, promenades dans les sentes qui longeaient la mer, où l'on respirait "le parfum mêlé de feuillées, de lait et de sel marin".
Quant à Deauville, elle commençait de s'émanciper et la période 1910-1912 sera décisive pour les stations des deux rives de la Touques. Trouville n'était plus la seule à capter l'attention ; il fallait compter avec Deauville. La lutte fut d'autant plus rude que s'y mêlèrent politique, lutte des classes et rivalités de personnes. Ce fut entre autre le guerre des casinos. Les joueurs et les milieux mondains s'amusaient à parier sur l'un ou sur l'autre, selon la montée ou la baisse de leurs actions... Mais bientôt la mise fut remportée par le magicien de la nuit Eugène Cornuché ( qui avait déjà à son actif la création à Paris de Chez Maxim's ) qui entraîna les initiés dans le somptueux établissement qu'il inaugurait à Deauville. Les trouvillais n'avaient plus que leurs larmes pour pleurer ; mais voilà que des nuages s'accumulaient à l'horizon et que le tocsin s'apprêtait à retentir dans toutes les églises de France : la déclaration de guerre eut lieu durant l'été 1914, si bien que les casinos rivaux se virent réquisitionnés comme hôpitaux complémentaires et les joueurs relégués à d'autres tâches.
Lorsqu'au début de 1916, les blessés furent transférés à la caserne Hamelin de Caen, les casinos furent rendus à la vie civile et les festivités reprirent dans les deux stations, bien que la guerre perdura. En 1922, Cornuché, qui avait fait la gloire du casino de Deauville, reprenait pied à Trouville. L'empereur des jeux mettait un terme à la compétition des deux casinos en les gérant l'un et l'autre et en faisant en sorte de les rendre complémentaires. Mais une station comme Trouville pouvait-elle se contenter du seul produit des jeux ? Certes non ! Par chance, deux hommes se proposaient de se consacrer à sa modernisation et à son embellissement : un maire Fernand Moureaux et un architecte Maurice Vincent. Moureaux paiera sur sa cassette personnelle son projet de redonner au petit port, découvert par Mozin, fréquenté par Musset, Hugo, Flaubert, Gounod, Thérèse de Lisieux, son caractère et son charme, tout en l'actualisant, car il faut bien vivre avec son temps ; cela, sans omettre de renchérir sur son pittoresque. Il est vrai aussi que la population balnéaire avait changé : celle du XIX e siècle était relativement homogène, constituée principalement par l'aristocratie, les propriétaires et rentiers. Au début du XXe siècle, et surtout après la guerre de 14, la noblesse s'est appauvrie et elle est peu à peu remplacée par des hommes d'affaires, banquiers, industriels, directeurs de journaux, clientèle plus active et mobile. Ainsi le brassage amorcé à la Belle-Epoque trouve-t-il son plein épanouissement. Cela a un coût : l'obligation de s'adapter aux exigences de ces nouveaux estivants en agrandissant et en réhabilitant le capital hôtelier. Ajouté aux hôtels de Paris et des Roches-Noires, la station inaugurera en 1910 le Trouville-Palace qui réunit les caractéristiques du palace moderne : façade monumentale, larges fenêtres et chambres claires équipées de salles de bains.
C'est alors que la seconde guerre mondiale s'annonce et que Trouville passe, sans transition, de l'heure des fêtes et des palaces, des bains de mer et des salles de jeux, à l'heure allemande. Le 19 juin 1940, dans une ville presque déserte, les premières troupes montent à l'assaut des rues et, durant quatre années, Trouville et ses habitants vont connaître la vie rude et austère des occupés. En 1942, lorsque commence la construction du mur de l'Atlantique, barrages, blockhaus se dressent et les ouvertures des villas et demeures du front de mer sont murées. En 1943, les Allemands détruisent la jetée-promenade qui permettait l'accostage des bateaux à vapeur en provenance du Havre. En 44, les bombardements s'intensifient, entraînant des destructions importantes dans le patrimoine immobilier. Le 6 juin à 6 heures du matin, les Allemands font sauter les écluses du port de Deauville et le 21 août, c'est au tour du pont reliant Trouville à Deauville de sauter, causant de nombreux dégâts. Mais les alliés arrivent, et le 24 août a lieu la Libération. Les premiers à enjamber la Touques, sur les débris du pont, seront les combattants belges de la brigade Piron. Hélas, la semaine suivante, le Havre est écrasé sous les bombardements alliés. Cette guerre laissera des traces durables ; la Normandie aura souffert plus qu'aucune autre région, aussi les plaies seront-elles longues à se cicatriser.
Beaucoup de changements vont s'avérer inévitables : les grands hôtels seront reconvertis en appartements, un complexe nautique remplacera les bains bleus et la magnifique jetée-promenade ne verra pas aboutir les plans élaborés pour sa reconstruction. Dès 1950, l'hôtel des Roches-Noires, peint par Monet et qui avait vu séjourner Proust et sa mère, devient une résidence privée où Marguerite Duras acquiert un appartement, ayant eu le coup de foudre pour ce village où tout le monde se connait et dont elle disait qu'il possédait un charme très violent, immédiat. Le flux et le reflux de la mer, qu'elle aimait à observer de ses fenêtres, lui rappelaient le mouvement des eaux dans l'Indochine de son enfance. Elle y demeurera souvent et y écrira plusieurs de ses ouvrages dont L'été 80 et Yeux bleus/ Cheveux noirs. Elle souhaitait d'ailleurs qu'on l'appelât Marguerite Duras de Trouville.
Il est vrai que les artistes n'ont jamais manqué à Trouville. A Flaubert, Maxime Du Camp, Maupassant, Proust, succédèrent des écrivains comme Duras, Modiano, Louis Pauwels ou Jérome Garcin ; à Boudin et Corot, des peintres comme Hambourg, l'humoriste Savignac, le photographe Lartigue ; à Yvette Guibert et Loïe Fuller, qui faisaient les beaux jours de l'Eden-Théâtre, des actrices et acteurs tels qu'Emmanuella Riva, Gérard Depardieu, Annie Girardot, Antoine de Caunes. Chacun a aimé ou aime à marcher, à la fin du jour, sur la plage livrée aux seuls oiseaux de mer. Chacun y a ses habitudes : les fruits de mer aux Voiles ou aux Vapeurs, les pâtisseries de Charlotte Corday, les pulls en cachemire de" La petite Jeannette" ou les vêtements marins du " Loup de mer". De même que chacun a son trouville : rues étroites et pentues, quartiers pittoresques pour y flâner, lieux de solitude pour y rêver. Dans une ambiance bon enfant se mêlent les résidents, les pêcheurs, les saisonniers. Lorsque sa célèbre halle aux poissons fut réduite en cendres, on a vu la France entière s'émouvoir. Cette halle achève d'être reconstruite à l'identique, ainsi qu'il convient à un édifice inscrit à l'inventaire des monuments historiques. Et le destin de Trouville ne s'est-il pas inscrit dans la durée ?
Vous pouvez également prendre connaissance de mon article consacré à Deauville en cliquant ICI
Egalement mon article " Proust à Trouville" en cliquant LA