Depuis plusieurs années il m’arrive de saisir des clichés dans le moment de vacuité d’un voyage en train ou en avion, dans le moment d’une attente : station, gare ou aéroport. Parfois dans les allées commerciales de ces temples du transport où la vacuité, justement, suscite l’envie d’achat.
En regardant ces espaces dépareillés la semaine passée, il m’est venu l’envie de les raconter.
Pour beaucoup d’entre-nous, ce sont des espaces improbables, traversés une ou deux fois par an dans l’obligation des vacances. Pour moi, ce sont des espaces obligés, des lieux d’enfermement et d’attente, habités pour des heures parfois. Et dans la sommation du temps, pour l’équivalent d’un mois, ou plus, chaque année.
Ils ont leurs couleurs et leurs odeurs. Ils évoluent lentement. Certains d’entre eux sont devenus récurrents et m’offrent la même familiarité que certaines rues de villes d’Europe que je traverse également plusieurs fois chaque année et où je fais mon marché. N’ayant pas de domicile vraiment personnel fixe, ils m’habitent tout autant que cent mille autres lieux d’Europe dont l’urbanisme est venu se caler dans ma tête comme des éléments d’une carte de géographie parallèle.
Nous sommes en août. Les deux journées passées à Trondheim, surtout en pratiquant l’aller et le retour dans trois avions venus de Bucarest à Munich, puis de Munich à Oslo et d’Oslo à l’ancienne Nidaros, constitueront un contraste inoubliable. Inoubliable parce que le contraste est en effet complet. Lumière nocturne qui ne semble pas devoir se coucher. Luminosité plutôt que lumière, sur fond de laquelle se découpent des bâtiments endormis. Aménité et sentiment de paix. Calme exceptionnel de l’eau arrètée au fond d’un fjord et ridée comme un canal de Vermeer ou comme la peau d’un bébé à sa naissance.
Long Festival d’été dédié à Saint Olav qui rassemble un pays dans son entièreté, des princes régnants aux politiciens à la retraite, de la dynamique ministre de la culture, aux pasteur(e)s, évêques et curés, dont les costumes s’échangent et les discours se complètent. Un(e) évêque en mitre marchant parmi ses collègues, donne le sentiment que c’est le monde marche sur la tête. De fait, il marche ici plutôt à l’endroit et l’égalité entre les religions et les sexes est gérée dans l’impression d’une douceur acceptée ! Sentiment d’étranger, de passage ? Je pense que la coexistence et le dialogue sont vraiment profonds.
Le climat est exceptionnellement chaud. Mais on voit bien que les maisons, les plus belles, les demeures en bois, cachent entre leurs planches badigeonnées de couleurs pastels, des entrailles rembourrées, un peu comme la graisse des cachalots. De longues nuits d’hiver s’avouent dans l’aménagement confortable d’intérieurs conçus comme des refuges. La paresse d’une terrasse de café est donc un luxe auquel s’abandonner pour quelques heures. Ce sont les journées d’été. On peut les rassembler sur le compte de deux mains.
J’aurais ainsi visité un pays qui jouissait d’une exception que j’ai partagée avec ses habitants. Je dois bien dire : avec délice, avant de retourner dans la fournaise de Bucarest où les nuits tôt venues, enseignent le sud.
Je suis près du hublot. L’avion de Scandinavian Airlines est lui aussi très civilisé, même si les gouttelettes de condensation brouillent la vue. Pendant une dizaine de minutes, le temps reste au beau fixe et les forêts de sapins s’érigent sur les landes doucement modelées, un peu duveteuses. L’eau est partout, lagunaire ou lacustre. Elle joue une symphonie d’invitation à la marche et au pèlerinage.
J’ai assisté au Peer Gynt d’Ibsen au Théâtre National Populaire quand j’avais un peu plus de dix ans et la chanson de Solveig me poursuit depuis, derrière la silhouette de Daniel Ivernel. C’était là ma Norvège imaginaire !
Est-ce vraiment à la blondeur des personnages norvégiens que je songe lorsque les nuages se referment sur la pluie de nuages épais qui bouchera ma vue jusqu’à Oslo et au-delà, me privant du scintillement des îles baltes et de la péninsule danoise qui m’ont émerveillé à l’allée ?
Dans l’insatisfaction de la matinée cachée, les belles heures vécues à Trondheim deviennent des sagas aussitôt entrées dans le passé récent.
Elles m’appartiennent alors comme un petit bonheur capturé, un petit poisson qui frétille et auquel je dois redonner sa liberté.
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