Il y a plusieurs siècles, vivait en Hollande un géant, le géant Brasidomir, qui était certainement le plus extraordinaire géant que l'on puisse imaginer. Ce singulier personnage semblait avoir collectionné, pour son usage personnel tous les défauts de l'humanité, et il les affichait avec une complaisance et un orgueil qui le rendaient insupportable à tous ceux qui l'approchaient. Cette belle assurance était d'ailleurs naturelle : elle lui venait de la certitude qu'il avait de voir ses mauvaises actions ou ses demeurer impunies.
Le géant Brasidomir, tout comme l'ogre du Petit Poucet, possédait en effet une paire de bottes grâce à laquelle il pouvait franchir, d'une seule enjambée, des pays entiers, et échapper, par conséquent, à toutes les réclamations et à toutes les poursuites. Ces bottes extraordinaires ne devaient point leur vertu à leur confection ou à leur forme, mais à l'introduction dans l'intérieur de leurs talons, d'une simple pincée d'une poudre enchantée. Cette poudre, dont tout le monde a entendu parler, était la poudre d'escampette, et c'est elle qui a donné son nom à l'expression bien connue : "Prendre la poudre d'escampette", qu'on applique aujourd'hui à tous ceux qui, pour une raison quelconque, prennent si vite la fuite qu'il est impossible de les rattraper.
Le géant Brasidomir en usait non seulement pour lui, mais aussi pour Fifrelin, le jeune valet dont il avait l'habitude de se faire accompagner au cours de ses lointaines expéditions. Il eût, en effet, été tout à fait impossible à ce dernier, sans la poudre d'escampette, de suivre, sans être distancé, les longues enjambées de son maître.
Or, un soir que Brasidomir et Fifrelin, après une dure étape à travers les vastes plaines de Hollande, s'étaient arrêtés au bord d'un canal pour se reposer quelques instants, ce petit dialogue s'engagea entre eux.
"Ne trouves-tu pas, dit le géant à son valet, que nos bottes commencent vraiment à avoir fort piteuse mine ?...
- En effet, répondit Fifrelin, en montrant ses semelles éculées, il ne doit plus guère rester de poudre d'escampette sous le cuir de nos talons, or nous sommes bien loin aujourd'hui de faire les huit ou dix lieues que nous faisions, il y a quelques jours encore, d'une seule enjambée !...
- Il faut nous faire faire d'autres bottes ! fit Brasidomir.
- Avec quel argent ?..." questionna Fifrelin, en montant à son maître la bourse qui pendait, lamentablement plate, à son justaucorps de velours.
Le géant, qui était homme de ressources, ne se laissa pas démonter par cette objection.
"Sois tranquille, fit-il, nous aurons d'ici huit jours, et sans payer, une magnifique paire de bottes neuves pour chacun de nous !"
Et, sans en dire davantage, le géant Brasidomir se leva et se rendit, d'un bond, au plus prochain village.
Il y était déjà, que Fifrelin ne s'était pas encore aperçu de son départ ; mais celui-ci eut vite fait d'imiter l'exemple de son maître, et une seule enjambée lui suffit, à lui aussi, pour se trouver sur la place de l'Hôtel-de-Ville.
Deux cordonniers, Faro et Lambic, tenaient justement boutique, l'un en face de l'autre, sur cette place. Brasidomir se dirigea vers l'échoppe du premier et, le hélant pour le faire sortir :
"Holà ! hé ! maître Faro, s'écria-t-il, voulez-vous confectionner, pour moi et mon valet, deux solides paires de bottes ?...
- Mais avec plaisir, monseigneur, et je vais, si vous le permettez, vous prendre à tous deux les mesures."
Ainsi dit, ainsi fait, et lorsque maître Faro eut consciencieusement enregistré les indications qui lui étaient nécessaires, Brasidomir prit de nouveau la parole.
"Monsieur le savetier, dit-il, j'ai maintenant une importante recommandation à vous faire. Il faudra, lorsque vous fabriquez nos chaussures, que vous placiez, à l'intérieur du talon de chacune des deux bottes de droite une pincée de cette poudre enchantée, qui me permet, ainsi qu'à mon valet, de franchir plusieurs lieues à la fois !"
Et, ce disant, il remit deux petites pincées de la fameuse poudre d'escampette au cordonnier, qui promit d'exécuter, de point en point, les instructions de son client.
Brasidomir et Fifrelin se rendirent ensuite à l'échoppe de maître Lambic, et une scène analogue à la précédente s'y déroula entre les trois hommes ; mais avec cette différence cependant que le géant ordonna au deuxième savetier de placer les deux petites pincées de poudre d'escampette, qu'il lui remit aussi, non sous les talons de droite, mais, cette fois, sous les talons de gauche.
Cela fait, Brasidomir et Fifrelin allèrent s'installer dans la plus belle hôtellerie du village, où, en attendant que les quatre paires de bottes fussent confectionnées, ils se mirent à mener l'existence de paresse qui leur était habituelle. Toute une semaine s'écoula ainsi fort agréablement ; enfin un beau matin, maître Faro se présenta avec les chaussures commandées.
"Oh ! oh ! s'écria Brasidomir. La botte de gauche me va très bien, mais celle de droit me gêne horriblement, et il faut que vous la remportiez pour l'élargir !...
- Chose étonnante ! fit à son tour Fifrelin, à qui son maître avait préalablement fait la leçon, il en va tout à fait de même pour moi !..."
Maître Faro, qui ne voulait pas mécontenter ses clients, n'essaya même pas de discuter, et, après avoir laissé les deux bottes de gauche, il remporta les deux bottes de droite pour les arranger.
Il venait peine de sortir que maître Lambic arriva à son tour.
"Oh ! oh !... s'écria de nouveau le géant, en cligant de l'oeil vers son valet !...
La botte de droite me va très bien, mais celle de gauche me fait cruellement souffrir.
- Chose stupéfiante !... acquiésça aussitôt le valet. Je me trouve exactement dans le même cas !..."
Et maître Lambic, après avoir, à l'inverse de maître Faro, laissé les bottes de droite, emporta, pour les modifier, les bottes de gauche.
"Ca y est ! ils sont joués !" s'écria alors le géant Brasidomir, en esquissant un entrechat pour manisfester sa joie.
Puis, se tournant vers Fifrelin :
" Eh bien, mon petit, fit-il, que penses-tu de la façon dont j'ai manoeuvré ?... Nous voici maintenant chacun avec une paire de bottes complète, puisque, chacun, nous avons une botte de droite et une botte de gauche !... Chaussons-nous vite pendant que nos deux savetiers font les réparations ordonnées et gagnons le large !...
Et tapant en même temps sur l'épaule de son valet :
"Te l'avais-je dit, hein, que nous aurions chacun une paire de bottes neuves sans les payer ?
Les deux hommes, oubliant par la même occasion de régler la note de l'auberge, quittèrent alors le village à petits pas, afin de ne pas éveiller les soupçons par une fuite trop rapide, et, quelques instants plus tard, ils se trouvèrent sur la grand'route.
"Allons, fit à ce moment-là Brasidomir, si nous pressions un peu le pas ?
- Oui, répondit Fifrelin, faisons quelques belles enjambées !"
Mais nos deux héros eurent beau s'élancer, ils ne purent arriver à faire des pas plus longs que les pas ordinaires.
"Ah ! ça, qu'est-ce que cela veut dire ? s'écria Brasidomir furieux, sans même songer que dans leur précipitation il avait, ainsi que son valet, pris à chacun des savetiers celle des bottes qu'il ne fallait pas !... Ces deux cordonniers de malheur ont donc oublié de mettre de la poudre d'escampette dans les talons de nos chaussures ?... Vite, retournons aux village pour faire l'échange !"
Brasidormir et Fifrelin s'apprêtaient donc à retourner sur leurs pas, lorsqu'ils aperçurent tout à coup, au loin sur la route, et venant dans leur direction, une troupe de hérauts d'armes !... Comme tous les criminels qui, une fois leur forfait accompli, se croient sans cesse recherchés, ils ne réflèchirent même pas que la présence de ces soldats sur les grands chemins pouvait avoir une toute autre cause que leur poursuite, et ils s'imaginèrent qu'on s'était déjà aperçu de leur disparition !... Cette constatation leur causa une telle frayeur que, et à petits pas, en rampant le long des buissons, en se faufilant sous les broussailles pour ne pas être découverts, ils continuèrent vivement leur route.
Ce petit manège dura toute la journée, et ils pensaient maintenant être tout à fait hors d'atteinte, lorsque, soudain, en une énorme enjambée, qui avait commencé on ne sait où et finissait juste sur eux, deux hommes leur apparurent : c'étaient maître Faro et maître Lambic !...
Ceux-ci, à qui Brasidomir avait, en leur commandant les bottes, dévoilé maladroitement la vertu merveilleuse de la poudre d'escampette, s'étaient empressés de mettre cette confidence à profit pour retrouver leurs indélicats clients, et la chose avait naturellement été très facile, grâces aux immenses enjambées qu'ils avaient pu faire.
Le géant et son valet, malgré leurs protestations, furent aussitôt livrés par eux à la maréchaussée du bourg le plus voisin, et, jetés, pendant plusieurs mois au fond d'un sombre cachot, ils purent longtemps méditer à loisir le proverbe qui dit, avec tant de raison, que "bien mal acquis ne profite jamais !"
Henry de GORSSE