Mais alors que la reconstruction atteint une certaine région, des incidents de plus en plus préoccupants se produisent, se répètent : des avant-postes sont attaqués, des transports sont détruits ; par des forces inconnues, qui utilisent une technologie dont personne ne connait la provenance, avec lesquelles il s’avère impossible d’entrer en contact. Bientôt, cette région se fait appeler « Silent Line » et devient zone interdite.
Qui peut bien avoir le pouvoir de s’attaquer ainsi aux intérêts des toutes puissantes corporations ? Qui se cache derrière la « Silent Line » ?
Qui… ou plutôt quoi ?
C’est l’ombre du Contrôleur qui plane sur cette région : à l’instar des souverains de jadis décapités lors de ces révolutions qui ont ensanglanté l’Histoire, son souvenir hante toujours ses bourreaux. En l’occurrence – et pour peu que vous ayez eu la bonne idée de commencer votre partie en chargeant votre sauvegarde d’Armored Core 3, ce qui ne peut être qu’une bonne idée quand on sait à quel point Silent Line… est bien plus difficile que le titre auquel il fait suite – en l’occurrence, donc, et puisque c’est vous qui avez détruit le Contrôleur, c’est à vous d’en répondre : la notion de responsabilité étant l’essence même de la franchise Armored Core, Silent Line… s’affirme ainsi comme la parfaite continuité du titre qui le précède…
Mais comme vous avez été bien conseillé et que vous commencerez donc votre partie avec votre sauvegarde d’AC3 – au contraire de ce que j’ai pu faire puisque Silent Line… est le tout premier titre de la série dont j’ai tâté avant de réaliser que j’aurais mieux fait de commencer par le début – vous n’aurez pas de difficultés à répondre de vos actes. Du moins pas trop. Car cet acte final, fatidique, qui a terminé la partie du titre précédent en conditionnant l’avenir d’un peuple tout entier plus ou moins malgré lui, ce dernier acte a eu des répercussions tout à fait conséquentes : maintenant libérés de la bienveillance du Contrôleur, les humains sont libres – à l’instar d’Adam et Ève quand ils quittèrent le jardin d’Éden, ils sont nus… et surtout très fragiles.
La première épreuve est assez attendue : la liberté s’exprimant d’abord par la violence, les corporations à présent débarrassées des chaînes que leur avait imposé le Contrôleur n’hésitent plus à revendiquer leur propre sphère d’influence vis-à-vis de leurs rivales – c’est-à-dire les autres corporations. Il s’ensuit ce qui devait s’ensuivre et la lutte devient vite féroce ; au point d’ailleurs que l’une d’elle ne passe pas bien loin de la disparition pure et simple. Mais somme toute, ce n’est jamais que la conséquence logique de la destruction du Contrôleur plus qu’un réel choix de narration (1) ; cependant, la critique de l’ultra-libéralisme reste bien reconnaissable, au moins de manière sous-jacente : on peut éventuellement y discerner aussi une certaine illustration d’un présent que connaissent bien les japonais depuis l’anéantissement de leur bulle économique en 1989.
La seconde épreuve est plus surprenante car elle prend l’apparence d’un ordre ancien qui se rappelle au bon souvenirs des humains alors que ceux-ci l’avaient presque oublié. De toute évidence, ils avaient tort : en effet, il tombe assez sous le sens qu’une entité aussi vaste, aussi puissante, aussi éternelle que le Contrôleur ne pouvait pas disparaître ainsi sans laisser de traces. Ou du moins, pour être plus précis, il semble assez évident que cette entité n’était pas unique – ce qui n’est pas exactement la même chose. En tous cas, et quelle que soit sa forme, il demeure implacable, surtout s’il se sent menacé, ce qui se produit assez vite quand la reconstruction de la surface s’approche de la Silent line. Et ses armes sont d’autant plus redoutables qu’elles sont bien cachées, de préférence là où on n’aurait pas idée d’aller les chercher – et surtout pas avec un AC…
C’est d’ailleurs là une belle occasion pour les scénaristes d’explorer un thème cher aux auteurs de science-fiction – même s’il aurait pu ici être un peu plus développé… En donnant à cette machine peut-être pensante mais en tous cas bel et bien inhumaine la possibilité de s’adresser directement au personnage du joueur, quoique d’une manière assez détournée, les développeurs renouent avec une tradition pour le moins ancienne du genre – c’est-à-dire classique, du moins dans ce cas précis, ce qui reste une valeur sûre. Car quand ce Contrôleur exprime ainsi son incompréhension devant l’obstination des corporations à persister dans l’exploration de la Silent Line compte tenu de ce que ça leur coûte, c’est toute sa nature artificielle qui s’exprime à travers ce questionnement – nature qui l’empêche de saisir ce qui est l’essence même de la nature humaine : la curiosité (2).
Curiosité qui, comme la liberté dont il a été abondamment question dans mon article sur Armored Core 3, paye bien mais sait aussi se faire rembourser avec un taux d’intérêt plus que conséquent : le savoir a un coût, et le créancier qui le fournit se fait toujours payer. En l’occurrence, c’est bien ce besoin viscéral de savoir toujours plus, de comprendre comment fonctionne l’ennemi qui ouvrira la « boite de Pandore » ; en d’autres termes, si les machines ne peuvent comprendre la curiosité qui caractérisent les êtres humains, elles savent néanmoins utiliser ce travers pour mieux les perdre… Elles sont bel et bien intelligentes, voyez-vous. Mais leurs adversaires le sont tout autant, et ils sauront réagir comme il se doit.
D’ailleurs, à ce stade du récit, la première épreuve que j’évoquais plus haut est surmontée depuis longtemps et ça fait un moment que les corporations ont cessé de se battre entre elles pour s’unir contre l’ennemi commun. On veut bien tirer le plus gros paquet de fric mais on comprend bien l’absolue nécessité d’être toujours vivant pour ramasser le pactole… Les machines avaient-elles prévu que les hommes pourraient faire fi pour un moment de leurs discordes, ou bien est-ce là une autre de leurs limites ? On ne le saura jamais et c’est peut-être mieux ainsi : après tout, il pourrait bien s’agir là d’un autre cadeau de dame Pandore…
Si Silent Line… ne brille pas autant que son prédécesseur sur le plan des idées – encore qu’il n’est pas tout à fait innocent non plus – il tire néanmoins son épingle du jeu de manière inattendue grâce à un scénario pour le moins bien ficelé et qui en surprendra plus d’un : sans atteindre la complexité d’Armored Core 2, qui était à l’époque de la sortie de Silent Line… l’opus de la série le plus complexe en terme de narration, les conteurs de From Software nous prouvent encore une fois qu’action et gros flingues n’empêchent pas forcément de sortir des ornières de la simplicité, tant sur le plan de l’intrigue pure que des réflexions qui s’en dégagent.
(1) la mécanique de la séquelle est à l’œuvre ici, et elle impose certaines bases au récit.
(2) le lecteur curieux se penchera sur les diverses exégèses de 2001, l’Odyssée de l’espace.
Silent Line: Armored Core
From Software, 2005 (version PAL)
Playstation 2, entre 1 et 10 € (occasions seulement)