Nous arrivâmes au café Zahrat al-boustane. Il était bondé : des joueurs de tric-trac, des jeunes femmes en train de fumer, un cireur de chaussures venu de Haute-Egypte au dos complètement arqué ; dans le passage, des jeunes gens des deux sexes assis ensemble. La peur me saisit. Là voilà la véritable épreuve ! Etre reconnu ici, c’est être un vrai écrivain, et ne pas l’être, c’est végéter dans l’ombre toute la vie.
Cet extrait vient d’un texte publié en 2010 aux éditions Merit par le jeune romancier Adel Ibrahim, sous le titre Zahrat al-boustane, du nom d’un café du centre du Caire où se réunit aujourd’hui encore – bien qu’il soit peut-être déjà un peu passé de mode – la jeune garde littéraire. Juste à côté se trouve le Riche, un des rares vestiges des nombreux établissements de ce type que l’on trouvait dans le Caire de la Belle Epoque, en particulier près de la place Ataba avec le café Al-Bosta où le réformateur musulman Jamal-Eddine al-Afghani s’entretenait avec ses disciples. On a changé d’époque…
Fondé en 1908 comme on le voit sur l’illustration, le Riche eut paraît-il l’honneur d’accueillir le premier concert d’Oum Koulthoum en 1921. En effet, dès le début du siècle, les établissements de ce type, dans toutes les grandes villes du pays, servaient également de salle de spectacle, pour les premières séances publiques de cinéma mais aussi pour des pièces de théâtre, très souvent mises en musique (les premières comédies musicales à l’égyptienne si l’on veut).
Dans les anciennes shay khâné (شاي خانة), on ne servait, comme l’indique ce mot d’origine ottomane, que du thé, voire du café, éventuellement agrémenté d’une chicha, exclusivement de tabac brun (tumbâk). Aujourd’hui, la chicha est de plus en plus muassel (“au miel”, pour désigner un tabac agrémenté de sucre et d’arômes : voir le site narguile.info), et toutes sortes de boissons peuvent l’accompagner. Mais surtout, les femmes y ont droit de cité depuis que des pionnières ont brisé le tabou de ces cénacles masculins. Pour rester en Syrie, ce serait ainsi la romancière Colette Khoury qui aurait eu l’audace de pousser, seule, la porte du célèbre Brazil alors que les deux sexes n’auraient été représentés au Rawda qu’en 1999 (voir cet article en arabe), soit bien plus tard qu’au “vrai” Parlement syrien !
Lieux de mémoire, les cafés reflètent les courants sociaux. C’est vrai à Beyrouth, où les cafés des années 1960 (Modka, Wimpy, Horse Shoe…) ont laissé la place à une nouvelle génération où un Starbuck moins global qu’il n’y paraît au premier abord (intéressante analyse en arabe) fait bon ménage avec une nouvelle génération lancée par le T-marbouta, mais on le constate plus encore à Bagdad, autrefois ville par excellence des cafés avec le vénérable et bien décati “café des peaussiers” (مقهى الخفافين) qui remonterait peut-être au XIIIe siècle (article en arabe).
Mais le “vrai” café arabe ne se réduit certainement pas à l’image d’un temps révolu. Tout comme le shay khané est devenu maqha, ce dernier doit aujourd’hui laisser la place à l’actuel kâfî (كافي), qui continue à offrir un espace de rencontre et de parole placé sous la tutelle de la culture et du politique, lorsqu’il se fait Café du poème en prose (à Lattaquié) ou Café laïc (à Beyrouth) ! On peut donc se prendre à espérer quand on apprend dans cet article en arabe qu’à La Mekke, capitale religieuse de l’islam, a ouvert récemment un lieu alternatif – à la mode locale, certes : le Havana Café !
* Si “élixir” vient de l’arabe al-iksir, en revanche maqha (nom de lieu formé sur qahwa, le “kaoua”) n’a pas de rapport avec le moka, lequel vient du nom d’un port yéménite, Mukha.