Proust a trouville

Publié le 01 août 2010 par Abarguillet

   Manoir des Frémonts à Trouville

Lorsque Proust séjourne plusieurs étés consécutifs à Trouville dans ses jeunes années, la station est considérée comme «  la reine des plages «  et est devenue en quelque sorte une annexe de la capitale, après qu’un peintre de 19 ans, arrivé d’Honfleur à marée basse par le chemin de grève, en une journée de l’été 1825, ait posé son chevalet et son parasol sur les bords de la Touques et, à cette occasion, lancé sans le savoir Trouville, qui ne va pas tarder à supplanter les autres plages du littoral normand. Il a pour nom Charles Mozin et sera bientôt rejoint chez la mère Ozerais - qui tient l’auberge du «  Bras d’or "  par Eugène Isabey, Alexandre Decamps et Alexandre Dumas. Trouville s’apprête donc à détrôner Dieppe et Le Tréport où Marcel s’est rendu à plusieurs reprises quand il était enfant avec sa grand-mère maternelle et son frère Robert. Dieppe avait été lancé par les Anglais, à la tête desquels le prince de Galles, Trouville le sera par des artistes et principalement des peintres. Et Dieu sait qu’ils seront nombreux à apprécier ce village de pêcheurs et sa longue plage de sable ocre où le duo subtil de l’eau et du ciel ne cesse de les fasciner. Tous, les Boudin, Courbet, Whistler, Monet, Corot, Bonnard, Degas, Helleu, Dufy, Marquet, Dubourg essaieront de rendre sensible les vibrations de la lumière, les glacis fluides qui l’accompagnent et cet aspect «  porcelainé » dont parlait Boudin.
Mais les peintres ne sont pas les seuls à être subjugués par la beauté des lieux : Flaubert l’avait été, Proust le sera à son tour, envoûté par les paysages mer/campagne, lorsque, séjournant à Trouville, il se promenait dans les sentiers qui longent la mer et y respirait le parfum mêlé de feuillées, de lait et de sel marin. C’est ainsi qu’il décrit l’une de ses promenades dans une lettre à Louisa de Mornand :

«  Nous étions sortis d’un petit bois et avions suivi un lacis de chemins assez fréquentés dans la campagne qui domine Trouville et les chemins creux qui séparent les champs peuplés de pommiers, chargés de fruits, bordés de haies qui laissent parfois percevoir la mer. »

Nous sommes en octobre 1891, le jeune homme a 20 ans, il a passé son baccalauréat, accompli son service militaire, dont il a devancé l’appel pour en écourter le temps, et débuté des études de droit et de sciences politiques afin de se plier aux exigences de son père qui refuse à son aîné les disciplines littéraires et artistiques. Il a, dans la foulée, commencé à publier des nouvelles et articles dans une revue «  Le Mensuel » , revue où écrivent également plusieurs de ses condisciples de Sciences-Po, sous la férule d’un certain Otto Bouwens van der Boijin, et dont le sommaire se partage entre des chroniques d’art, de mode et quelques textes de fiction. Marcel s’essaiera à tous les genres, y affirmera ses dons de critique et ses dispositions pour tous les exercices de plume.

A Trouville, il s’est installé au manoir des Frémonts, sur les hauteurs, invité par l’oncle de son camarade de Condorcet Jacques Baignières, le financier Arthur Baignières et son épouse Charlotte. Cette demeure admirablement située lui inspirera plus tard la propriété de La Raspelière où se passent de nombreuses scènes de La Recherche et qu’il décrit ainsi dans «  Sodome et Gomorrhe «  :

«  De la hauteur où nous étions déjà, la mer n’apparaissait plus, ainsi que de Balbec, pareille aux ondulations de montagnes soulevées, mais, au contraire, comme apparaît d’un pic, ou d’une route qui contourne la montagne, un glacier bleuâtre, ou une plaine éblouissante, situés à une moindre altitude. Le déchiquetage des remous y semblait immobilisé et avoir dessiné pour toujours leurs cercles concentriques ; l’émail même de la mer, qui changeait insensiblement de couleur, prenait vers le fond de la baie, où se creusait un estuaire, la blancheur bleue d’un lait où de petits bacs noirs qui n’avançaient pas semblaient empêtrés comme des mouches. Il ne me semblait pas qu’on pût découvrir de nulle part un tableau plus vaste. L’air à ce point si élevé devenait d’une vivacité et d’une pureté qui m’enivraient. J’aimais les Verdurin ; qu’ils nous eussent envoyé une voiture me semblait d’une bonté attendrissante. Je leur dis que je n’avais jamais rien vu d’aussi beau. »

Non seulement le jeune Marcel est séduit par l’ampleur des paysages et l’élégance du manoir, mais c’est à l’occasion de ce séjour que le peintre Paul-Emile Blanche, ami d’Arthur Baignières, réalisera de lui un dessin au crayon qui sera suivi, un an plus tard, d’un portrait à l’huile : le fameux portrait à l’orchidée à la boutonnière, dont Proust était si fier car il y apparaît dans la fraîcheur de ses 20 ans, lumineux de jeunesse, le regard caressant, ayant acquis une conscience plus aiguë de sa personne qui dément l’image d’un adolescent gauche, mal ficelé et boudeur, tel qu’en lui-même on le surprend sur nombre de clichés de collège.

L’année suivante le retrouve de nouveau aux Frémonts que les Finaly, autres amis de Marcel, ont loué aux Baignières par son entremise. Marcel a connu les Finaly grâce à Horace qui se trouvait dans la même classe que lui au lycée Cordorcet. Fernand Gregh a évoqué plaisamment cette famille qu’il trouvait shakespearienne. L’ancêtre prestigieux était Horace de Landau qui vivait à Florence et que l’on appelait le Roi LIRE, en raison de sa fabuleuse bibliothèque. C’est lui qui achètera le manoir des Frémonts aux Baignières et l’offrira à sa nièce la belle madame Hugo Finaly pour la taquiner. Si bien que le vendeur s’exclamera «  c’est Taquin le superbe ! » Proust n’oubliera pas de placer ce bon mot dans la bouche d’Oriane de Guermantes à l’adresse de Charlus. Hugo Finaly, le père d’Horace et de Mary, incarne cette haute finance ( il dirigeait la banque de Paris et des Pays-Bas ) que Marcel a beaucoup fréquentée à travers d’autres relations comme les Fould, les Rothschild, et dont il s’est servi pour camper ses personnages Rufus Israël ou Nissim Bernard. Horace règnera à son tour sur les finances de France mais leur amitié se relâchera avec le temps.

Pour l’instant l’été 1892 sera inoubliable pour toutes sortes de raisons : d’abord parce que sont réunis une bande de camarades du même âge dont la plupart sont des anciens du lycée Cordorcet : Jacques Bizet, le fils que Madame Straus a eu avec le compositeur de Carmen, Louis de la Salle et Fernand Grec ; qu’il fait beau et que Madame Straus, s’étant installée cette même année au manoir de la Cour-Brûlée qu’elle a loué à Mme Aubernon de Nerville, on ne cesse de monter les uns chez les autres, la princesse de Sagan de sa villa persane, la marquise de Gallifet de son château des Roches, que l’on soupe en plaisante compagnie et qu’on s’attarde volontiers le soir à deviser sous les tonnelles, le long desquelles courent les ampélopsis et les chèvrefeuilles, tandis que tombe la nuit dans une somptuosité crépusculaire que Proust décrit d’une plume délicate :

«  Mais dans cette atmosphère humide et douce s’épanouissent, le soir, en quelques instants, de ces bouquets célestes bleus et roses, qui sont incomparables et qui mettent des heures à faner ».

Tout concourt à faire de cet été un moment rare dont l’écrivain se souviendra avec émotion et qui lui inspirera quelques-unes de ses plus belles descriptions de la nature : les fleurs en quantité, les vieilles maisons cernées de vignes, les points de vue qui foisonnaient autour de « Douville », l’église toute en clochetons, épineuse et rouge, fleurissante comme un rosier, enfin ces veillées où apparaissaient dans le ciel ombré, pareille à une légère et mince pelure, une lune étroite «  qu’un invisible couteau avait taillé comme le frais quartier d’un fruit ».

Pour nous en persuader, relisons ce qu’il écrira, des années plus tard à son amie Louisa de Mornand, lorsqu’il apprendra qu’elle se rend à Trouville :

« Ma petite Louisa,

J’apprends que vous avez l’intention de passer l’été près de Trouville. Comme je suis fou de ce pays, le plus beau que je connaisse, je me permets de vous donner quelques indications. Trouville est fort laid,, Deauville affreux, le pays entre Trouville et Villers médiocre. Mais entre Trouville et Honfleur, sur la hauteur est le plus admirable pays qu’on puisse voir dans la campagne la plus belle, avec des vues de mer idéales. Et là il y a des habitations connues seulement des artistes et devant qui j’ai entendu des millionnaires s’écrier : «  Quel malheur que j’aie un château au lieu d’habiter ici ! » Et des chemins perdus admirables pour le cheval, de vrais nids de poésie et bonheur. Ce qu’il y a de plus beau, ( mais est-ce à louer ? ) est les Allées Marguerite, propriété affolante avec des kilomètres de rhododendrons sur la mer. Elle appartenait à un Monsieur d’Andigné et Guitry qui en était fou ( pas de Monsieur d’Andigné, de la propriété ) l’a louée plusieurs années. La loue-t-il encore ? Est-elle encore à louer ? Je ne puis vous le dire mais je pourrais vous le savoir et vous-même, si vous connaissiez Sacha Guitry, le pourriez. Peut-être serait-ce trop immense pour vous. Mais je crois qu’on a cela pour un morceau de pain. Près d’Honfleur, il y a aussi d’idéales maisons. Voulez-vous que je m’informe ? " 

Et quelques mois plus tard :

« Je suis content de vous savoir à Trouville puisque cela me donne la joie d’imaginer une des personnes qui me plaisent le plus dans un des pays que j’aime le mieux. Cela concentre en une seule deux belles images. Je ne sais pas au juste où est votre villa Saint-Jean. Je suppose qu’elle est sur la hauteur entre Trouville et Hennequeville, mais je ne sais si elle regarde la mer ou la vallée. Si elle regarde la mer, elle doit l’apercevoir entre les feuillages, ce qui est si doux et le soir vous devez avoir des vues du Havre admirables. On a dans ces chemins un parfum mêlé de feuillées, de lait et de sel marin qui me parait plus délicieux que les mélanges les plus raffinés.. Si vous donnez sur la vallée, je vous envie des clairs de lune qui opalisent le fond de la vallée à faire croire que c’est un lac. Je me souviens d’une nuit où je suis revenu d’Honfleur par ces chemins d’en haut. A chaque pas nous butions dans des flaques de lune et l’humidité de la vallée semblait un immense étang. Je vous conseille une promenade à pied très jolie qui s’appelle «  les Creuniers ». De là vous aurez une vue admirable, et une paix, un infini dans lequel on a la sensation de se dissoudre entièrement. De là tous vos soucis, tous vos chagrins vous apparaissent aussi petits que les petits bonshommes ridicules qu’on aperçoit sur le sable. On est vraiment en plein ciel. En voiture, je vous conseille une promenade plus belle : les allées Marguerite. Mais une fois arrivé il faut ouvrir la petite barrière de bois, faire entrer la voiture ( si le propriétaire actuel n’habite pas ) et vous promener pendant des heures dans cette forêt enchantée avec les rhododendrons devant vous et la mer à vos pieds ».

Et au sujet de la si jolie église de Criquebœuf, s’adressant toujours à Louisia de Mornand, il poursuit :

«  Dites-lui de tendres choses de ma part, et aussi à un vieux poirier, cassé mais infatigable comme une vieille servante, qui maintient de toute la force de ses bras tordus par l’âge mais encore verts, une petite maison du village avoisinant, à l’unique fenêtre de laquelle sourient souvent de jolies figures de petites filles, qui ne sont peut-être plus ni petites, ni jolies, ni même filles, car il y a longtemps de cela ».


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 Manoir des Mûriers à Trouville