Maarten Pepyn (Anvers, 1575-1642/43),
Bal à la Cour, 1640.
Huile sur toile, Moscou, Musée Pouchkine.
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Label légendaire pour l’originalité et la qualité de ses disques, Arcana a bien failli ne pas survivre à la mort, en octobre 2006, de son fondateur, le regretté Michel Bernstein. Il s’est heureusement trouvé quelques bonnes volontés pour faire que cette belle aventure se poursuive et qu’à côté de nouveaux enregistrements, de plus anciens, qui, pour la plupart, avaient fait date lors de leur première publication, soient réédités. C’est le cas aujourd’hui de La Margarita, une splendide anthologie consacrée en 1996 par l’ensemble Armonico Tributo Austria à des musiques de Cour de Johann Heinrich Schmelzer.
Ce compositeur a récemment bénéficié d’un regain d’intérêt, qui s’est soldé par de belles réussites discographiques, parmi lesquelles l’intégrale des Sonatae unarum fidium (titre polysémique de son recueil de « Sonates pour un violon » publié en 1664) par Andrew Manze (Harmonia Mundi, HMU 907143, 1996) et deux récitals, l’un de Sonates et ballets sous la direction de Roland Wilson (CPO 999878-2, 2002), l’autre de Sonates pour violon sous les doigts experts d’Hélène Schmitt (Alpha 109, 2007), pour ne mentionner que les enregistrements monographiques.
Pourtant, bien des points de la biographie de cette figure centrale dans le développement de la sonate et de la suite en territoires germaniques demeurent obscurs. De la naissance de Schmelzer (représenté, ci-contre, dans un dessin de 1658), au début des années 1620 à Scheibbs, un village de l’actuelle Basse Autriche, à la première mention de son nom, en 1643 à Vienne, en qualité de joueur de cornet à bouquin à la cathédrale Saint-Étienne, on ignore tout de son parcours et de sa formation. Il est probable que ce fils d’artisan soit arrivé dans la capitale des Habsbourg relativement jeune et qu’il ait acquis sa fabuleuse technique violonistique au contact d’un de ces nombreux musiciens virtuoses qui s’exilaient alors d’Italie pour faire carrière à Vienne, peut-être d’Antonio Bertali (1605-1669). Ce qui est certain, c’est qu’en 1649, l’année même où ce dernier devient Kapellmeister de la Cour, Schmelzer est engagé en qualité de violoniste à la Hofkapelle impériale. Nouvelle lacune documentaire jusqu’en 1658 et les festivités du couronnement du nouvel empereur, Léopold Ier, auxquelles le compositeur participe et qui vont être le point de départ de son irrésistible ascension. En 1659, paraît le premier recueil de sonates de Schmelzer, Duodena selectarum sonatorum, suivi, en 1662, du Sacro-profanus concentus musicus, et, en 1664, des Sonatae unarum fidium. La virtuosité y va croissant, matérialisée, entre autres, par l’emploi de la scordatura, cette technique d’invention a priori italienne (Biagio Marini, Sonates opus 8, Venise, 1629) qui vise à modifier l’accord des cordes à vide du violon. En 1671, le compositeur est appointé en qualité de Vice-Kapellmeister, puis, en 1679, à la mort de Giovanni Felice Sances, il est le premier compositeur non italien à être nommé Kapellmeister de la Cour impériale. Il ne va jouir que brièvement de cette gloire, car, ayant fui Vienne à la suite de l’empereur pour échapper à la peste, la maladie le rattrape à Prague, où il meurt, en février ou mars 1680.
S’il laisse également un vaste corpus de compositions sacrées, qui reste encore largement à redécouvrir, c’est dans le domaine de la musique instrumentale, qui constituait l’essentiel de son activité à la Cour, que Schmelzer se montre le plus inventif. Il faut séparer, sans doute de façon un peu arbitraire, ses ballets et autres pièces de circonstance que leur destination même oblige à demeurer dans un cadre un rien plus conventionnel, de ses sonates, qui se révèlent des terrains idéaux pour toutes sortes d’expérimentations, dont Heinrich Ignaz Franz Biber (1644-1704), qui fut peut-être son élève, saura se souvenir ; rendons néanmoins justice aux premiers de réussir le tour de force de dépeindre un climat ou une action, parfois en quelques notes seulement, en usant, avec un art consommé qu’on retrouvera chez Fux ou Telemann, de toutes les ressources offertes par un instrumentarium bigarré. Dans ses ballets comme dans ses sonates, Schmelzer apparaît comme un conteur qui se sert de ses fabuleuses capacités techniques, bariolages, double et triples cordes, virtuose vélocité, pour les mettre au service d’une large palette expressive, tour à tour solennelle, goguenarde, ou intime. Reposant sur de solides bases compositionnelles, sa musique se laisse fréquemment gagner par la liberté propre au Stylus Phantasticus et prend des allures rhapsodiques, son flux se faisant imprévisible, tumultueux, voire tourmenté. N’hésitant pas à intégrer des éléments populaires ou à se laisser aller à des moments de sensibilité frémissante, Schmelzer, loin de se contenter d’imiter servilement la manière italienne, en fait une matière radicalement neuve qui ne restera pas, comme on l’a vu, sans postérité.
La Margarita, dont le titre se veut un hommage à la figure de Marguerite-Thérèse d’Autriche (1651-1673), infante immortalisée par Velázquez dans les fameuses Ménines qui devint impératrice en épousant Léopold Ier en 1666, offre un parfait reflet de cette musique kaléidoscopique. Que l’ambiance soit festive (Balletto a cavalo), humoristique (Die Fechtschule – « La salle d’escrime »), ou plus recueillie (Lamento sopra la morte Ferdinandi III), c’est partout la même ivresse inventive qui règne dans les pièces qui nous sont proposées par l’ensemble Armonico Tributo Austria, dirigé par le gambiste Lorenz Duftschmid, sans doute parmi les interprètes les plus convaincants de ce répertoire. Tout d’abord, la maîtrise technique des musiciens est impressionnante, particulièrement lorsque l’on sait les pièges dont ces partitions fourmillent, et c’est un régal de les entendre jouer les funambules, dialoguant, s’opposant, se pourchassant. Ensuite, tous connaissent visiblement ce répertoire sur le bout des doigts, ce qui leur permet, en variant sans cesse et très subtilement les nuances rythmiques ou dynamiques d’insuffler une incroyable vitalité à des pièces qui pourraient, moins habilement mises en valeur, sombrer dans l’ennui ou la superficialité. Enfin, l’attention apportée à la densité sonore, quand tant d’ensembles s’obstinent parfois à sonner maigre comme gage douteux d’authenticité, fait de cette anthologie, avec l’aide d’une captation pleine de rondeur et de présence, un festin de couleurs gorgées de sève et de chaleur.
Intelligence du programme, virtuosité des musiciens, sensualité du son, tous ces atouts font de La Margarita un enregistrement qui, quinze ans après sa première parution, constitue toujours un des piliers majeurs de la discographie consacrée à Schmelzer, sans doute même l’album idéal, avec celui, très différent et tout aussi réussi, d’Hélène Schmitt, pour aborder ce compositeur. Une réédition à ne pas manquer.
Johann Heinrich Schmelzer (c.1620/23-1680), La Margarita, Musique pour la Cour de Vienne et de Prague.
Armonico Tributo Austria
Lorenz Duftschmid, viole de gambe & direction
1 CD [durée totale : 70’] Arcana A 339. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. La Margarita
2. Sonata I a 8 (Sacro-profanus concentus musicus, 1662) :
[Allegro] – Adagio – Allegro – [Adagio]
3. Sonata VIII a 3 (Duodena selectarum sonatorum, 1659) :
[Adagio] – Allegro – Adagio
4. La Pastorella – Gavotta styriaca – Hötzer seu Amener – Gavotta bavarica
Illustrations complémentaires :
Jan Thomas (Ypres, 1617-Vienne, 1678), Léopold Ier en costume de théâtre, 1667. Huile sur cuivre, 33,3 x 24,2 cm, Vienne, Kunsthistoriches Museum.
Jan Thomas, Marguerite-Thérèse d’Autriche en costume de théâtre, 1667. Huile sur cuivre, 33,3 x 24,2 cm, Vienne, Kunsthistoriches Museum.