Point de passage entre les deux Beyrouth au temps de la guerre civile, le lieu est un symbole fort pour ceux qui veulent prendre la défense de ce véritable “monument” qu’est devenue la chanteuse libanaise. Aujourd’hui âgée de 75 ans – quand notre Johnny national et Mike Jaegger, n’en ont “que” 67 –, celle-ci continue de se produire et on devait ainsi la voir sur les planches du Casino du Liban, si ce n’est qu’elle en a été empêchée, au tout dernier moment, par une ordonnance en référé du tribunal de Beyrouth.
A l’origine de cette décision de justice prise vers la mi-juin, ses trois neveux qui ont porté plainte, faute d’un accord sur la répartition des droits d’auteur avec celle qui est depuis plus de soixante ans l’interprète des œuvres de leur oncle et de leur père. Depuis la mort de celui-ci, Mansour (منصور الرحباني), en janvier 2009, ils ont donné un tour beaucoup moins feutré aux querelles qui déchirent depuis assez longtemps la famille Rahbani. En effet, et quel que soit son talent, ”notre ambassadrice auprès des étoiles” (سفيرتنا إلى النجوم) n’aurait jamais connu un tel succès si elle n’avait été “découverte” dans les années 1950 par les grands compositeurs qu’étaient déjà les deux frères Rahbani, Mansour et Assi (عاصي الرحباني), ce dernier devenant même son mari, et le père de ses enfants (dont Ziad, plusieurs fois évoqué dans ces billets).
Mais surtout, c’est une sorte de chanson engagée, même si elle restait “populaire” et “commerciale” qu’imposèrent les frères Rahbani avec leur interprète. Lancée en particulier sur les ondes syriennes (un pays où on la considère tout “naturellement’” aujourd’hui encore comme une artiste nationale), Fairouz devint la véritable “Voix des Arabes” des années 1950 et 1960. Mieux que les grandes vedettes du Caire qui avaient trop souvent l’air d’être en service commandé pour défendre les grandes causes de la nation, la jeune chanteuse libanaise, guidée par ses deux mentors, incarna un nouveau type de chanson patriotique qui rompait totalement avec la plupart des rengaines pleurnichardes ou inutilement martiales de l’époque. Adoptant – dès le début des années 1950 – des textes de poètes palestiniens tels que Haroun Hashem (هارون هاشم) ou Abou Salma (عبد الكريم كرمي), les Rahbani suggéraient déjà à travers leurs compositions un rapport moderne de l’individu au politique, un rapport où la voix de Fairouz offrait un dialogue dans lequel se reconnaissait, en communiant dans l’émotion musicale, chaque membre de la société.
Aujourd’hui, et c’est inconsciemment cela qui mobilise la ferveur des Fairouziyins de Beyrouth, du Caire, de Jérusalem ou même de Canberra, on souffre, quand on a la fibre nationaliste et arabe, de voir ainsi souillée par ses propres héritiers, au sens strict du terme, la “légende dorée” de la famille Rahbani et, à travers elle, tous les rêves de ces années d’enthousiasme et de mobilisation.