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Petit traité impertinent d’anthropologie culinaire : le phénomène "tobassi" et l’allégorie de la tête de kanga

Publié le 27 juillet 2010 par Atango

Dans la catégorie "rien à voir avec le football..."

Ce matin, comme je m'ennuyais (non que je n'eusse pas des choses à faire, mais parce l'envie me manquait de les faire), je suis allé me balader chez mon amie Frieda. Or, figurez-vous qu'elle avait apprêté pour moi tout seul un plat qui m'est cher. Frieda est mariée, moi aussi. Son geste est purement amical, mais cela m'a rappelé que, chez nous, la cuisine est un vecteur social très important. D'où le petit texte qui suit, qui n'a pas plus de prétention que ça, mais j'accepte volontiers les palmes académiques si le gouvernement camerounais me les propose. Big dédicace à Fryou !

Les peuples qui vivent dans la région du Centre-sud du Cameroun dont je suis originaire sont, par tradition, composés de familles, elles-mêmes regroupées en clans qui se sont longtemps fréquentés de façon plus ou moins pacifique.

Issus d’une même personne, selon la tradition, ces peuples se sont déplacés dans un axe nord-ouest – sud-est, en suivant les cours des fleuves Sanaga,NyongN’tem et finalement Ogooué vers le sud-est et Mondah puis Komo vers le nord-est jusqu’à Libreville. L’aire d’habitation des Fangs, puisqu’il s’agit d’eux, couvre aujourd’hui l’espace situé entre la Sanaga au Cameroun et le delta de l’Ogooué, aux portes de l’île Mandji (Port-Gentil), au Gabon.

Peuple nomade et guerrier par la force des choses, puisqu’ils devaient dans leur avancée conquérir un territoire habité par d’autres tribus, les Fangs ont mis en place un système social qui favorisait les alliances. Or, ces alliances étaient scellées par le mariage. Voilà pourquoi les Fangs ont adopté en premier lieu la polygamie : le chef de clan devant épouser une femme du clan avec lequel il faisait alliance, il se trouvait bientôt à la tête d’un harem, par ces temps troublés. En second lieu, cette situation a donné un statut filial assez singulier, qui est en fait un mix entre la filiation patrilinéaire et le lignage matrilinéaire.

Filiation patrilinéaire

En effet, chez les Fangs (qui se nomment aussi « Betis » ou « Boulous » selon les régions), l’enfant porte deux noms : celui d’une personne illustre de la parenté, et celui de son père. En fait, il s’agissait d’un prénom et d’un nom, et c’est à cause de la christianisation, survenue dès le 19e siècle, qu’on a commencé à parler de double nomination, car il fallait faire de la place pour les prénoms issus de la Bible.

Nous portons donc, au bout du compte, deux noms, selon le modèle "Untel, fils de Untel". La particule filiale nous attache à notre père, alors que chez les nobles européens, elle les attache à une terre. A chacun ses priorités. Cette particule est parfois matérialisée : BEKA be NTSOGO (BEKA, fils de NTSOGO). Cependant, par souci d'euphonie, elle est souvent élidée, auquel cas elle laisse la place à un simple espace : ONDO SIMA (ONDO, fils de SIMA). Je connais au moins une secrétaire de mairie en France qui s’arrache les cheveux face à ces patronymes qui, non contents d’être exotiques et imprononçables, se mettent en plus à marcher par deux, sans même avoir la décence d’intercaler entre eux un trait d’union. L’affaire devient souvent caustique lorsque le père décide que la personne illustre dont son fils ou sa fille doit porter le nom, c’est lui-même. Dans ce cas, le patronyme est simplement dédoublé : ONDO ONDO (ONDO, fils de ONDO). On connaît dans chaque établissement scolaire de chez nous au moins une dizaine de ces noms au carré.

Lien privilégié avec le lignage maternel

Cette simple micro étude patronymique peut laisser croire que les Fangs pratiquent une filiation patrilinéaire exclusive. Pourtant, le contexte ethnologique dans lequel s’est construit le modèle matrimonial a placé la femme dans une position stratégique : non seulement elle garantissait à elle seule l’alliance avec son clan, mais en plus, le système polygamique a entraîné la nécessité d’une sorte de distribution de la filiation par mère. Cette logique matrilinéaire a donc cohabité avec un contexte officiellement patrilinéaire. Dans certains cas, elle l’a même concurrencé : plusieurs clans et sous-clans sont nés de groupe maternels, suite à ces multiples conflits qui agrémentent nécessairement la vie de tout polygame qui se respecte.

D'ailleurs, chez les Fangs, l'enfant jouit d'un statut quasi princier au sein de sa famille maternelle.

Conséquences sociales de la pacification : les effets sur le système matrimonial

La conquête coloniale, autant que les contraintes géographiques (après le delta de l’Ogooué et l’estuaire de la Komo, il n’y a que le vaste océan), ont stoppé l’avancée des Fangs. Ensuite, si les administrateurs et officiers européens ont mis fin assez rapidement aux guerres inter-claniques qui étaient mauvaises pour les affaires des nouveaux maîtres, les missionnaires ont eu plus de mal à abolir la polygamie. Ils se sont heurtés à la résistance farouche des hommes qui y tenaient comme à un privilège important, et ils ont dû composer.

Pourtant, le contexte avait changé, la justification stratégique de la polygamie avait disparu, mais hommes et femmes ont continué, pendant longtemps de pratiquer cette coutume que les nouveaux Etats ont d’ailleurs adoptée dans leurs lois.

Il faut corréler tout cela au contexte social global : le peuple fang s’est sédentarisé d’un coup, puis il s’est lentement urbanisé. L’économie de marché a été introduite et les échanges se sont monétarisés. Seulement, la colonisation s’est faite avec une telle brutalité que les changements institutionnels n’ont jamais été préparés, ce qui a donné une situation qui perdure jusqu’à nos jours : un hiatus entre un système social largement artificiel, et une culture populaire qui n’a toujours pas fait sa mue.

Dans le système matrimonial, cela produit des monstres ethnologiques comme "la dot". Conçue au départ comme un cadeau symbolique que le clan du mari offrait à celui de l’épouse au moment de l’alliance, la dot est devenue dans la société monétarisée un achat en pure forme, dont les montants peuvent atteindre des sommets absurdes.

Il en va de même du statut de la femme. Dans la société traditionnelle, on l’a vu, l’épouse représentait surtout un gage de bonne entente, exactement comme ce fut le cas dans les familles royales d’Europe jusqu’au 19e siècle. La société fang étant résolument machiste, avec l’introduction des cultures à fort rendement économique, notamment le cacao, les chefs de clan se sont trouvés à la tête de véritables petites entreprises à la main d’œuvre gratuite. Dans ces deux modèles successifs, l’homme est resté le chef, et la femme a travaillé pour lui.

La société coloniale a imposé le travail des femmes à l’extérieur de la famille, les nouveaux Etats indépendants l’ont renforcé. Cependant, les habitudes et les coutumes ont longtemps eu un train de retard, les hommes se considérant toujours comme maîtres après Dieu de leurs familles, avec l’assentiment des femmes. Ainsi, même pour les foyers, de plus en plus nombreux, dans lesquels la femme exerce un emploi indépendant, son revenu demeure subsidiaire. L’homme se fait un honneur de contribuer à la totalité des charges domestiques, et on peut comprendre que beaucoup de femmes s’en accommodent volontiers.

Les nouvelles stratégies de séduction

La loi universelle selon laquelle le mâle dominant choisit sa compagne fait ici les mêmes ravages que partout. Comme partout, il s’agit d’une superbe illusion : c’est la femme qui choisit en réalité. Hier, elle sélectionnait le mâle grand et fort, car son inconscient la guidait vers le sujet potentiellement capable d’assurer la survie de la future descendance. Aujourd’hui, elle vise le mâle au portefeuille épais et à la voiture puissante. La force et la stature physiques jouent désormais un rôle secondaire dans l’affaire, mais que l’on ne s’y trompe pas : c’est toujours l’inconscient féminin qui parle, et il est guidé par les mêmes instincts.

Pour revenir à notre peuple fang, la métamorphose sociale a libéré d’un seul coup l’initiative féminine dans le domaine de la séduction. Il ne faut pourtant pas croire que celle-ci fût en sommeil : les ménages polygames sont le théâtre d’une intense et interminable guerre féminine de positionnement, et on sait que toutes les grandes guerres sont fertiles en découvertes et innovations. Les femmes fang des temps contemporains ont donc hérité de leurs ascendantes un arsenal incroyablement varié et ingénieux. Nous n’en aborderons que deux pièces, mais quelles pièces !

 

Petit traité impertinent d’anthropologie culinaire : le phénomène

La tête de kanga

Dans la région située entre Ayos et Akonolinga, là où le Nyong, fleuve paresseux s’il en fut, traîne ses eaux sombres avant de filer vers Mbalmayo puis vers la mer, là se pêche, cuisine et consomme un poisson appelé le kanga. J’ai lu ici et là qu’il s’agit d’un poisson recouvert d’écailles noires. Erreur : ce poisson est en réalité d’une couleur rose tendre, et seules les eaux du Nyong, riches en je ne sais quel acide, lui donnent cette apparence noire qui s’en va d’ailleurs au premier lavage. Le kanga, donc, est un poisson très charnu, délicieux en diable, surtout quand il est cuit sous la braise. Il paraît en plus qu’il possède une vertu magique. Il se raconte en effet que la tête de kanga, accommodée par n’importe quelle demoiselle d’une certaine façon que je ne vous dirai pas, dégustée par n’importe quel monsieur, attache le dit monsieur à la dite demoiselle pour la vie.

A titre d’anecdote, lors de la cérémonie de sortie de ma promo en 19… cette réputation du kanga nous valut cette plaisanterie de monsieur le ministre, qui était très bien placé pour savoir que nos salaires ne nous permettraient pas de payer la moindre dot avant dix ans : "Les plus chanceux, c’est ceux qui seront affectés à Akonolinga. Ils seront mariés dans l’année," avait dit ce membre du gouvernement. Pour ma part, je fus affecté à Bafia. Tant pis.

Voilà pour la tête de kanga.

Petit traité impertinent d’anthropologie culinaire : le phénomène
 

Le tobassi

Commençons par traduire. Nous avons là un verbe, conjugué à l’impératif : "tobo" ou "tob’go", "assieds-toi" (et non l’affreux et très erroné "assis-toi" que j’entends partout depuis que je suis en France. Juste une parenthèse). On a ensuite un nom : "si", qui signifie "la terre". L’expression "tobo a si" ou "tob’go a si" signifie donc "assieds-toi par terre". En réalité, elle est utilisée pour dire simplement "assieds-toi", y compris sur une chaise ou tout autre instrument adapté à la posture assise.

Le "tobassi" est donc une trouvaille linguistique plutôt récente, qui englobe en son sens tous les plats qui, accommodés d'une certaine façon que je ne vous dirai pas et servis à un monsieur invité ad hoc, vont littéralement attacher le dit monsieur à sa chaise, irrémédiablement.

Tout cela est bien mystérieux, d’autant que je refuse absolument d’entrer dans les détails. Mais rien n’empêche mon lecteur de se demander si, au lieu de je ne sais quelle magie, ce n’est pas simplement la qualité et la succulence des repas servis par la demoiselle qui empêchent notre monsieur de se rappeler où il habite.

Juste une hypothèse.


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