Le Canard Sauvage :
Messes Noires
Charles-Louis Philippe, Alfred Jarry...
Nous avons vu dans les dix billets précédents consacrés à l'affaire Jacques d'Adelsward, comment une affaire de mœurs homosexuelles était traité dans la presse du début du siècle.
Après la presse quotidienne, ce sont les revues qui s'intéressent à l'affaire Adelsward. Le Canard Sauvage (1) consacre un numéro (N° 19, du 26 juillet au 1 août 1903) aux « Messes noires ». Je reproduis ci-dessous, tous les textes du numéro.
(1) Le Canard Sauvage, 43 rue de Berlin, Paris. Editeur Edmond Chatenay [Joseph Werner]. Tous les Samedis. 31 numéros du 21 - 28/03/1903 au 18 – 24/10/1903.
(1) La lettre de Coppée parue dans La Presse du 12 juillet, est à lire ici . elle fut publiée en préface à Musique sur tes lèvres.Le Mouton à cinq pattes
Ça nous aura réconciliés avec François Coppée. Il a repoussé les propositions (1). Nous ne nous y serions guère attendus. Bravo, mon vieux ! Famille honnête... ton père était un petit employé du Ministère. Tu t'en es tiré par une lettre pas trop intelligente, mais d'un bon sentiment. Ça nous console un peu de tes drapeaux. Les épiciers ont du bon.
Charles-Louis Philippe.
Mais il y en a eu un autre. Il y a eu Edmond (2), l'homme « de la plus tendre couleur zinzoline » Il avait de trop belles cravates, ça l'a empêché de penser. Il se sont compris tous deux du premier coup. Le poète; le panache, l'inspiration, le mystère, le moi rare, la pêche à la lune, la chose de la plus tendre couleur zinzoline dans un bas de soie.
Il y a des moutons que l'on appelle les moutons à cinq pattes. Ils sont plus moutons que les autres, ils ont même une patte de plus. On les montre dans les foires et c'est un peu grossier. Il leur faudrait un temple, c'est à la cinquième patte que l'on est un dieu. Nous les connaissons. Il y a le petit rapin de l'École des Arts Décoratifs qui porte son art dans ses cheveux. Il porte même un pantalon de velours et une canne qui ajoute à sa chevelure. Parfois il regarde les hommes et c'est aux cheveux qu'il les juge.
Il y a le poète, il y a même les portraits du poète. Je vous recommande l'album Mariani. M. Edmond Rostand avait trouvé une belle pose de profil et une façon de faire valoir sa tête, son nez, son œil, son col. Et chacun de nous crut enfin connaître le port de tête du poète. Mais M. de Montesquiou vint, avec la simplicité. La tête un peu basse, le bras accoudé, l'index au front, ce miracle d'un doigt posé sur son génie, il était là, noble, pur, sans emphase, si loin des ordinaire actions humaines qu'on le sentait près de Dieu.
Aucun d'eux ne le valait, Jacques d'Adelsward. Tu avais des corsets, des cravates plus belles encore, des bijoux, des bracelets, des soies, des velours et des cheveux blonds qui étaient plus beaux que les nôtres. Tu jouais à la raquette, tu renvoyais les rires « comme un volant ». Tu foulais nos boues d'un escarpin bien stylé. On espérait que tu serais Sully-Prudhomme et François Coppée. Et ce n'était pas assez pour ta jeune gloire Ébauches et Débauches... Tu avais Dieu et Satan, le temple, l'autel, la messe noire.
Du reste, il vaut mieux n'en pas parler. Je me souviens, un soir d'automne, dans mon enfance, de deux trimardeurs assis au bord d'un fossé. Ils se passaient un bras autour du cou, ils s'approchaient bien près l'un de l'autre, ils se pressaient la main et s'embrassaient. La vie leur était dure comme un grand trimard, mais ils unissaient leur cœur. Ils n'avaient pas de femme, pas de mère, pas de frère ; alors chacun d'eux fut pour l'autre une femme, une mère et un frère. J'avais quinze ans, - on apprend beaucoup de choses au collège. Je compris. Je me dissimulai derrière une haie pour qu'ils ne pussent pas me voir et je sus qu'il était bien qu'un homme fût tout pour un autre.
O Jacques d'Adelsward, il en est d'autres. Il est des hommes de grand cœur que la Nature a confondus et qui portent cette étrange passion comme u fardeau. Ils n'ont besoin ni des préfaces d'Edmond Rostand, ni des corsets, ni des bijoux, ni de la messe noire. Ils se portent avec fièvre, mais avec simplicité. Et qui de nous les condamnera ? Qui est assez hardi pour condamner son semblable dans sa chair et dans son sang ?
Tu nous eussent dégoûté d'eux et d'Oscar Wilde qui a tant souffert. Mais ton malheur vient en son temps. Bienheureux, s'il te ramène au rang de plusieurs d'entre eux que nous aimons. Tu t'es cru placé au-dessus de la communion humaine. Tu y reviendras avec nous. Ne te crois pas déshonoré. Nous portons d'autres passions, et toute passion est bonne et grande et normale, puisqu'elle existe.
L'Ecole buissonnière
Ce n'est pas de chance : pour une fois où ce sont des élèves d'un établissement laïque, d'un lycée de l'État, qui se trouvent pris dans une de ces sales histoires, ordinaire apanage des écoles congréganistes, faut-il que les véritables héros de l'affaire soient des jeunes gens bien pensants, appartenant aux plus nobles familles, et ne prennent conseil que de leurs confesseurs !...
Je m'étonne pourtant que l'uniforme des lycéens n'ait plus souvent tenté les modèles et les ordinaires compagnons d'Adelsward et de Warren ; il est vrai que les externes, qui, plus aisément, se peuvent prêter à ce genre d'école buissonnière, les externes n'ont pas d'uniforme...
Car le costume spécial semble bien être un rare et piquant adjuvant dans les rîtes des amours spéciales...
Je sais le mot d'un littérateur, d'ailleurs aimable, qui s'écriait :
J'ai du soleil en moi pour toute la journée : je viens de baiser les lèvres d'un éphèbe !...
Renseignement pris, cet éphèbe était le facteur.
Un facteur, c'est encore un peu un petit télégraphiste.
Le petit télégraphiste est le servant-type des « messes noires ».
Et il est bien certain qu'il est peu de messes noires qui se célèbrent sans le concours, en outre, d'un marmiton ou d'un gâte-sauce, en terme, et d'un caporal d'infanterie.
Si l'on ajoute à cela que les amateurs les plus friands de ce genre de spectacles semblent bien être les magistrats et les prêtres, gens également accoutumés à des vêtements particuliers, l'influence de l'uniforme sur les mœurs apparaîtra indéniable.
En sorte que, lorsqu'il se propose de modifier, et peut-être même de supprimer, l'uniforme de nos troupes, il semble bien que le général André poursuit une œuvre, non seulement d'hygiène physique, mais d'hygiène aussi, morale.
Thomas Griffon.
L'Ame ouverte à l'Art antique
En 1897, un roman de moeurs « inverties » - l'actualité était à l'affaire Wilde-Douglas, - les « Hors-Nature » de Rachilde nommait ses héros Reutler et Paul-Eric de Ferzen.
Nous avons aujourd'hui l'affaire Jacques d'Adelsward-Fersen.
Comme quoi c'est la littérature qui prédestine les noms, même s'ils sont déjà historiques, et qui dicte ses conditions à la vie.
Noblesse oblige.
A propos de noblesse, c'est M. Charles de Valles, qui est juge d'instruction.
M. Coppée qui a le visage glabre a tout de l'inverti, et M. Rostand lequel déclare un livre de M. Adelsward « de la plus tendre couleur zinzoline » sont très compromis dans cette sale affaire.
Néanmoins, les mandats d'amener, peut-être signés contre eux, n'ont point été mis à exécution.
Des ecclésiastiques patronnaient l'affaire, sans péché ; théologiquement, en effet, le sexe des partenaires importe peu, du moment qu'il ne s'agit point de croître et de multiplier.
Le jeune poète d'Adelsward, disent les journaux, « n'est ni licencié en droit ni licencié ès-lettres, sa littérature lui prenait trop de temps.
« La littérature m'oppresse, répétait-il. »
En tout cas, c'était un bon jeune homme bien studieux.
On voit qu'il a pioché l' « amour antique » comme un cour de Sorbonne.
Il eût eu certainement le premier accessit, pour le moins, d'amour antique au concours général.
Sinon l'oeuvre de Kraffl-Ebing, du moins le livre vulgarisateur et si utile de Raffalovitch : « Uranisme et homosexualité », n'était jamais loin de sa main quand celle-ci n'était point en lecture.
Il est remarquable que, si quelqu'un est au delà de ces Pyrénées, les murs d'une prison, les occupations les plus anodines de l'existence lui sont cotées comme répréhensibles.
Le juge a trouvé fort mauvais que M. Jacques d'Adelsward organisât des fumeries d'opium.
M. Jacques d'Adelsward, personnellement, détestait l'opium. C'était un excellent alibi.
D'ailleurs, tout un chacun a le droit de fumer l'opium : il ne tombe même pas sous le coup de foudre de la Ligue contre l'abus du tabac.
N'importe ; cela a paru très louche.
Si, maintenant, après ces transformations, nous ouvrions une petite instruction contre les juges d'instruction ?
Cabinet d'instruction, cela dit tout : sodomie, et que l'on apprend à des gosses des tas de choses qu'ils n'auraient pas dû savoir.
Les magistrats et médecins légistes – œil pour œil, dent pour dent, - ont examiné M. Jacques d'Adelsward de beaucoup plus près que celui-ci n'a, à coup sûr, exploré aucune de ses « victimes ».
Ils lui ont découvert la gale et « une maladie contagieuse ».
Nous comprenons fort bien que les parents des potaches incriminés se soient refusés à les confier à l'instrumentation des satyres légaux.
Il s'agissait pour l'instruction, de vérifier si l' « âme » des dits potaches était demeuré, selon l'expression même de M. d'Adelsward, « fermée aux beautés de l'art antique ».
Croyez que ces messieurs la leur eussent ouverte.
Dans le cas de M. d'Adelsward, il y avait évidemment consentement des « victimes ».
Ajoutons qu'il n'y avait pas de mineurs :
Il ne faut pas juger le mineur sur la mine.
Il n'est si petit professionnel, pourvu à peine de l'âge de raison, qui ne déclare dix-huit ans ou davantage, afin de mettre le client à l'aise.
Dans le cas des magistrats instructeurs, il y a – vu, qu'il n'y a point consentement des victimes – viol, simple viol.
Alfred Jarry.
Histoire comique
« Autrefois la nature humaine était différente de ce qu'elle est aujourd'hui. Il y avait non seulement des hommes et des femmes, mais aussi des androgynes, c'est-à-dire des êtres qui réunissaient en eux les deux sexes. Ces trois sortes d'hommes avaient quatre bras, quatre jambes et deux visages. Ils étaient robustes et tournaient rapidement sur eux-mêmes comme des roues. Leur force leur inspira l'audace de combattre les dieux à l'exemple des Géants. Jupiter, ne pouvant souffrir une telle insolence, résolut de les rendre moins forts et moins hardis. Il sépara chaque homme en deux, , de manière qu'il n'eut plus que deux bras, deux jambes et une tête, et la race humaine fut dès lors ce qu'elle est aujourd'hui. Chacun de nous n'est donc qu'une moitié d'homme qui a été séparée de son tout comme on divise une sole en deux parts. Ces moitiés cherchent toujours leurs moitiés. L'amour que nous avons les uns pour les autres n'est que la force qui nous pousse à réunir nos deux moitiés pour nous rétablir dans notre ancienne perfection. Les hommes qui proviennent de la séparation des androgynes, aiment les femmes ; les femmes qui ont cette même origine aiment les hommes. Mais les femmes qui proviennent de la séparation des femmes primitives n'accordent pas grande attention aux hommes et sont portées vers les femmes. Ne soyez donc plus surprise quand vous voyez...
« - C'est vous docteur, qui avez imaginé cette histoire-là ? Demanda Nanteuil en piquant une rose à son corsage.
« Le docteur se défendit avec force d'avoir rien inventé. Au contraire, il en avait, disait-il, retranché une partie... »
- Hurrah ! Hurrah ! Pour la partie !... s'écria le baron Jacques d'Adelsward, quand il eut achevé cette page ingénieuse du dernier roman d'Anatole France.
Et l'hypothèse philosophique et scientifique du docteur Trublet, ce frère plus jeune du professeur Bergeret, et de l'abbé Jérôme Coignard, nous amène à nous demander par quel compromis bizarre mais certain, par quelle extraordinaire complaisance, la « partie » à laquelle Anatole France faisait allusion nous laisse indulgents, souriants presque, tandis que nous accueillons par un haut-le-cœur de dégout celle où « travaillait » le baron.
Et cependant il n'est ni plus vilain, ni plus invraisemblable que le baron d'Adelsward provint de la « séparation d'hommes primitifs » ?... Mais c'est un fait : on a pu nous représenter à la scène, ou tout au moins nous laisser entendre, assez clairement, les amours spéciales de Claudine; mais combien davantage n'a-t-il point fallu voiler les mœurs de son petit cousin...
Et il est bien certain que voilà ce pauvre Jacques tout ce qu'il y a de plus difficile à marier, désormais, alors qu'une pensionnaire qui s'est livrée à d'analogues et symétriques menus jeux, ne s'annonce même pas « jeune fille avec tache »...
Et l'on en viendrait à cette autre hypothèse : celle de Pierre Louÿs dans Aphrodite, à savoir que le couple parfait, celui qui réalise le maximum de beauté, est celui où deux femmes, séparées, se retrouvent : - que l'homme et la femme, dans leur union, tendent à l'illusion de ce couple idéal, cherchent à s'en rapprocher, le singent : - et que par conséquent ce qu'il y a de plus laid, de plus odieux, de plus grotesque, est le couple qui s'éloigne le plus du couple idéal, celui auquel s'efforçaient Adelsward et ses amis...
Tranquillisons-nous donc : le nombre est encore infime de conseillers de préfecture et même de commandants de recrutement qui considèrent comme un régal des sens les opérations du Conseil de Révision, alors que cependant le soir même, ils se feront une fête de visiter la maison close de la petite ville, si leur heureuse fortune, le chiffre des habitants, et les règlements de police municipale, veulent que la petite ville ait une maison close...
Nous sommes tous des Grecs, c'est entendu, et notre République est une République Athénienne ; mais nos souvenirs scolaires sont tels que nous préférions nous représenter Sapho nue, que Socrate, - avec toute sa sagesse, - déshabillé.
Henry Creil.
Littérature
Parce que Jacques d'Adelsward avait publié chez Vanier, deux volumes d'assez méchants vers, voici tous les chroniqueurs, conseils des électeurs patentés et des bons pères de famille qui fourbissent leurs plumes et partent en guerre contre la « poésie décadente ».
Il faudrait pourtant s'entendre : qui sont les poètes derrière lesquels, - derrière est sans ironie – le gentilhomme-écrivain s'efforçait à escalader le Pinde ? Nous avons leurs lettres et elles ne paraissent guère compromettantes : C'est François Coppée d'abord, et François Coppée, vraiment, encore qu'il s'adonne à la fréquentation journalière des prêtres, ne passe point généralement pour en avoir contracté les fâcheusement notoires habitudes.
C'est ensuite notre Rostand national, et M. Edmond Rostand, en dépit qu'il ait récemment chanté les pêcheurs de lune, jouit de toutes les réputations, sauf de celle-là.
Reste M. Fernand Gregh : M. Fernand Gregh précoce Rouchomowski, doit beaucoup à l'erreur d'un critique expert, qui avait jadis attribués à Verlaine une de ses premières poésies. Mais de ce que M. Fernand Gregh, pour les soins de sa jeune gloire, avait cru d'abord profitable de pasticher Verlaine il ne s'ensuit pas qu'il ait pastiché jusque dans, et y compris, Arthur Raimbaud [sic]. Ces besognes sont inutiles, dommageables même, quand on veut atteindre à la décoration et à l'Académie ; et l'on sait que M. Fernand Gregh, depuis l'âge de dix ans, n'a jamais tourné son intelligence ailleurs que vers l'Académie et la décoration.
Il ne faut pas confondre la littérature d'avant-garde avec une littérature d'arrière-train.
(2) Une lettre de Rostand, et une lettre de Fernand Gregh servent de préface à Chansons légères. Contrairement à ce que les rédacteurs du Canard Sauvage laissent entendre, ni Gregh, ni Rostand, n'ont écrit de préfaces pour Jacques d'Adelsward, comme celle de Coppée, leurs lettres, bien que publiées, étaient de polis refus.
Affaire Adelsward-Fersen (2e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (3e partie)
Interview de J.-K. Huysmans. Affaire Adelswärd-Fersen (4e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (5e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (6e partie)
Affaire adelswärd-Fersen (7e partie)
Un article de Gaston Leroux. Affaire Adelswärd-Fersen (8e partie)
Interview de Jules Bois. Affaire Adelswärd-Fersen (9e partie)
Affaire Adelsward-Fersen (10e partie)