Cher Monsieur Michel Onfray,
Votre philosophie m’apporte, en général, plaisir, tonus, accord parfait. Votre définition de l’hédonisme m’agrée, même si je peine épouvantablement à la mettre en œuvre (mais la faute ne vous revient pas. Elle est toute entière de mon côté, parce qu’il n’est pas si facile d’être « sculpteur de soi », que la matière résiste, que les instruments sont parfois mal adaptés, et que l’artiste se fatigue ou renonce… Tout le monde n’a pas, comme Camille, la rage de travailler le marbre-onyx !).
Pourtant, il y a un point qui m’irrite, sur lequel je ne puis être d’accord avec vous.
Vous condamnez la famille (soit), la sexualité réduite à la procréation, elle-même subordonnée à la propagation de l’espèce (d’accord), et le couple, que vous jugez mortifère, aliénant, et pour tout dire insupportable et contraire à un hédonisme bien compris.
Et là, comme on le dit vulgairement, « ça coince ». Vous prônez en somme un nomadisme de monade, un célibat solaire, ou du moins ensoleillé de rencontres… à condition que celles-ci ne s’installent pas dans la durée, dans la routine. Peut-être suis-je, personnellement, incapable de telles rencontres, et condamnée donc à une effroyable solitude ? Quoi qu’il en soit, le désert affectif, l’absence d’attache peuvent-ils être, à la longue, épanouissants ?
Vous décrivez le couple comme une prison. Ce n’est pas mon expérience, si réduite soit-elle. Oh ! Bien sûr, trop de couples fonctionnent ainsi, chacun estimant que l’autre lui appartient, et n’a donc pas droit à une existence autonome ; chacun vivant dans la frustration et les rancœurs, toujours plus amères et plus recuites, jusqu’à la haine… Trop aussi confondent les relations de couple avec celles d’un maître et de son valet, ou de son chien ; trop de gens mariés vivent une existence morne, terne, sans estime ni amour réciproques… ne restant ensemble que « pour les enfants », « pour les voisins » ou pour toutes sortes de mauvaises raisons…
Mais il y a aussi d’autres manières de vivre en couple ; dans le respect et l’estime, et aussi, ne vous en déplaise, dans la tendresse ; lorsque chacun sait, à l’égard de l’autre, établir cette intersubjectivité cordiale et positive dont vous parlez, lorsque chacun respecte la liberté de l’autre, son autonomie, son désir, parfois, d’être seul ou d’aller ailleurs ; lorsque l’on ne vit pas ensemble comme des frères siamois, mais comme des êtres libres ; lorsque l’on est capable de construire ensemble des projets, de partager des joies, des peines, des découvertes, lorsque se parler demeure le plus grand des plaisirs… lorsque l’on se sent libre, et pourtant encouragé, aimé, attendu… le couple peut-il vraiment être dit mortifère ? Sincèrement, je ne crois pas.
La solitude, je l’ai connue. Être seul face à son miroir, sentir l’effrayante vacuité des jours, lorsque personne ne vous attend, que pas une de vos sensations, de vos découvertes, de vos impressions n’intéresse qui que ce soit, que toute expérience perd son sens… alors surgit la tentation d’aller au bout du chemin, et, néant pour néant, d’en choisir un qui du moins abolit la souffrance !
Et l’amour ? C’est vrai, un couple comme celui que je décris plus haut ne peut guère se fonder sur la passion amoureuse, trop exclusive, trop possessive, trop destructrice aussi. Mais une telle passion ne dure pas, ou si elle dure, elle s’accommode mal de la cohabitation quotidienne. Il faut plutôt un amour-amitié, qui puisse le cas échéant accepter de partager, de s’éloigner, d’attendre. Quand la philia prend le relais d’Érôs…
Il y a de vieux couples, tels Philémon et Baucis, qui ont su préserver l’harmonie et la complicité – encore un mot que vous n’aimez pas ! Philémon n’a-t-il jamais culbuté quelque belle fille sur une botte de paille ? Baucis n’a-t-elle jamais succombé au charme vénéneux de quelque bel ouvrier ? Si, sûrement, et tous deux le savent. Mais ces amours-là ne durent pas ; ils se sont retrouvé, ont apaisé leurs blessures, et ont trouvé entre eux une harmonie où chacun se sente libre mais non pas seul. Et au soir de leur vie, ils rêvent d’une mort qui ne les sépare pas – aucun d’eux ne se verrait veuf… Alors mieux vaut disparaître ensemble, dans une miséricordieuse métamorphose…
Finalement, je me refuse à rien condamner « en soi », ni la famille, ni le couple, ni la procréation – dès lors que règne la « philia », l’harmonie et le respect mutuel. Ce que je condamne, là comme ailleurs, c’est l’envie qui pourrit tout, la haine, la rancune, les relations de pouvoir, la négation de l’autre comme être autonome et libre, le mépris de ses aspirations, le goût de la possession et de la destruction, la jalousie qui transforme l’autre en objet, la mesquinerie, la violence, le viol. La famille, le couple en sont parfois un concentré, c’est vrai. Mais faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain, et rejeter un mode de vie qui en vaut un autre, sous prétexte que tant de gens l’ont gâché ?…