Comme promis dans l'avant-dernière chronique, je vous emmène donc à la rencontre de Nancy Huston, auteure canadienne qui écrit quasi-exclusivement en français et ne craint pas de passer d'un genre littéraire à l'autre.
On peut aimer ses essais ou ses livres dédiés à la jeunesse, on peut être admiratif de sa pièce de théâtre – souvenons-nous de la sortie, en 2009, de Jocaste reine- ; je suis davantage attiré par son œuvre romanesque, surprenante à la fois dans le fond et la forme, qui s’attache à montrer l'extraordinaire puissance des sentiments humains tout en ayant recours à une douceur d’écriture. Résultat : un voyage au plus profond de l'intime sans jamais verser dans un voyeurisme à la mode.
Son dernier livre s'intitule Infrarouge. Il est édité, comme d'habitude, chez Actes Sud.
Trois personnages : Rena Greenblatt, jeune femme photoreporter ; son père Simon, un scientifique de renom ; Ingrid, la belle-mère. Le trio part en vacances à Florence. Les chapitres du roman correspondent aux jours de la semaine passés dans cette ville-symbole de la Renaissance.
Trois personnages ? Quatre devrais-je dire si l'on ajoute Subra, grande sœur imaginaire de Rena. Subra, c'est l'anagramme d’Arbus. Diane Arbus est une grande figure de la photographie américaine. Le livre tourne autour de cet art qui pose d'emblée la question du regard.
On trouve plusieurs évocations de ce thème dans le livre. Exemple lorsque Rena doute de la perception artistique de sa belle-mère, Ingrid, à qui elle ne voue pas, c'est le moins que l'on puisse dire, une admiration sans borne :
Sent-elle vraiment la beauté de ce lieu ?
Rena est elle-même en proie à ce questionnement sur le regard. Car, pendant ce séjour toscan, les banlieues françaises se soulèvent – l'auteure fait souvent référence à la société de l'époque dans ses livres comme on le verra plus loin -. Rena se voit presser par Aziz, son compagnon, photoreporter comme elle, de rentrer au plus vite pour suivre le fil des événements. Ce que Mademoiselle Greenblatt ne fera pas, montrant ainsi sa distance à l’événement, pas seulement géographique :
Toi qui, cachée derrière ton Canon, trottes le globe en gobant des informations à tort et à travers, qui n’es ni d’ici ni de là-bas ni de nulle part au fond
Au fond, je crois que c'est l'identité qui est l'objet d'étude ici. Une identité qui, comme celle de Lee Miller, femme illustre mentionnée dans le roman, passe de regardée à regardante. Le titre Infrarouge fait référence à la pellicule ...
... qui capte non la lumière visible mais la chaleur
Plus loin :
Le beau avec l’infrarouge, c’est que ça se passe ailleurs, dans une autre réalité. Ce que l’on photographie n’est pas ce que l’on voit.
« Chaleur », « autre réalité » que l'on « ne voit pas ». Tout cela conduit à l'intime, à la sexualité. Rena Greenblatt multiplie les aventures avec des hommes. Cette liberté sexuelle, sans doute transmise par sa mère, Lisa Heyward, avocate de la cause féminine, ne cache-t-elle pas quelque chose ?
Si, mais ne comptez pas sur moi pour vendre la mèche. Disons qu'il est un moment question d'inceste – on pense que ce fut aussi le cas pour Lee Miller -.
Il me semble que ce livre questionne la notion de liberté sous trois angles : individuelle – Rena -, au sein d'un couple – Simon et Ingrid – et collective par rapport à l'appareil d'état – les violences dans les banlieues -.
Ce roman joue aussi sur la notion de Renaissance portée par le prénomdu personnage principal, Rena. Renaissance en tant qu'individu, en tant que membre d'un groupe social. Renaissance indispensable pour pouvoir, peut-être, essayer d'assumer son moi, de le défendre par rapport à la « norme » en vigueur :
J’ai une nette préférence pour les êtres scindés, les bi- et les ambi-. C’est pourquoi j’habite Belleville, où le bilinguisme est la règle et non l’exception – où, en regardant les passants dans la rue, on sait que derrière chaque visage se trouve un cerveau fourmillant de phrases, citations, expressions, proverbes et chansons en français ET dans un autre idiome, vietnamien ou arabe, turc ou kurde, allemand, anglais ou cambodgien… Je n’ai plus de patience pour ceux qui croient savoir qui ils sont pour la simple raison qu’ils sont nés quelque part.
Faut-il y voir un questionnement profond de l'auteure sur elle-même ? Je ne me sens pas le droit de répondre à sa place mais je pense que certaines phrases du roman réaffirment avec force son identité, celle de femme, de Canadienne, d'auteure écrivant en français mais gardant une distance – comme Rena – avec cet espace linguistique -
Je ne suis pas francophile mais francophonophile, j’ai un faible pour la langue française dans tous ses avatars…
Infrarouge est donc une formidable invitation à réflexion philosophique en utilisant ce « moyen de locomotion » qu'est la photographie. Que dit l'instantané d'un cliché ? Pas grand chose au regard de la vie qui s'écoule. Je vois donc ce livre comme une méditation sur l'abandon de soi.
Tout est photographie, se dit-elle, quand on y pense. On passe notre temps à cadrer et à recadrer, à zoomer et à dézoomer, à immobiliser puis à retoucher les instants de notre vie – pour mieux les préserver, les protéger, les empêcher d’être emportés par l’affolant flot du Temps…
Une nouvelle et très intéressante variation en somme sur le concept d'impermanence si cher au bouddhisme.
Transition facile, allez-vous me dire, pour vous parler de ce roman où l’auteure donne la parole à une multitude de personnages. La première à ouvrir le bal est une pianiste. Le monologue intérieur propulse immédiatement le lecteur dans la tête de l’instrumentiste. Dans son propos, la musique relève de la transcendance.
Ici et là, je suis l'interprète et surtout pas le créateur. Seulement, quand ce sont des mots qui entrent par mes oreilles, subissent un traitement dans mon cerveau et ressortent par ma bouche – on croirait voir Glenn Gould – dans une autre langue, je peux hésiter, corriger, balbutier et même faire des fautes de syntaxe sans que le contenu en soit altéré. Ici, le contenu c'est la forme – chaque faute infléchit, gauchit un peu le sens même du message -, et donc le jugement porte sur chaque seconde. Et le pire c'est de n'avoir, tout le temps que dure l'épreuve, aucun accès à la musique elle-même. Je suis là pour en faire, les autres pour entendre, mais la musique se déploie dans un entre-deux qui ne touche ni moi ni eux. Je ne traduis pas, j'exécute. La musique doit être exécutée, c'est-à-dire : mise à mort. Je suis le bourreau de l'immortel.
Page après page se succèdent les récits d'hommes et de femmes ayant un rapport ou non entre eux. On peut lire chaque nouvelle entrée en scène comme des partitions isolées racontant des vies faites de bémols, de dièses, de soupirs, de silences.
Nancy Huston officie ici en véritable chef d’un orchestre. Sa démarche pourrait pourtant conduire à la schizophrénie car aucun des personnages ne semble porter le même regard que les autres sur la vie, l’art, l’amour. Les propos peuvent entrer en résonance ou en conflit les uns par rapport aux autres. Ce qui peut donner lieu à une apparente « cacophonie ». Car qu’y a-t-il de commun entre ces hommes et ces femmes ? Qu’y a-t-il de commun entre cette façon bourgeoise de parler et les propos d’un Canadien à l’accent prononcé qui critique avec virulence la pianiste jugée trop froide et les Parisiens considérés comme trop frimeurs. Or, le tour de force réside précisément dans le fait de parvenir à maintenir une harmonie globale.
On trouve aussi dans ce livre des interrogations quant au processus de création ...
Je n’ai rien à inventer ; peut-être qu'au fond je n'ai rien à dire
La virtuosité, au lieu d'être dans l'extravagance, est tout entière dans la nuance
... et la réception d'une œuvre par un public d’amateurs, de connaisseurs ou de professionnels.
Encore des juges qui vont pouvoir donner libre cours à leur sadisme ; encenser l'un pour mieux enfoncer l'autre.
Bien sûr, c'est la musique qui est au centre du roman, seul dénominateur commun, apparemment, entre tous les personnages. Encore que chacun entretient avec cet art un rapport tantôt étroit tantôt distant. La musique qui semble être mise sur un piédestal par Nancy Huston quand celle-ci s'attaque à la première de ses richesses :
Ces domaines (l'amour et la musique) sont des domaines hors langage. L'un et l'autre tentent de « dire quelque chose », mais l'un et l'autre s'épanouissent entièrement dans cette tentative, cette intervention de dire ; ils sont tributaires du langage mais simultanément en deçà et au-delà de lui.
La musique comme art de l'intime. Comme art charnel.
Je voudrais savoir jouer de ton corps comme on joue de l'orgue
Je ne saurais trop recommander la lecture de ce roman aux lecteurs qui prennent un malin plaisir à se perdre. Ces variations sont un moment idéal pour cela. Je pense d'ailleurs qu'il est préférable de s'abandonner à Nancy Huston d'une manière générale. Sinon, ce serait démentir ces mots :
Qu’est-ce que les gens sont intoxiqués par le bon sens. Ça les rassure. Le monde à l'envers, ils supportent pas.
La fin boucle la boucle, je n'en dis pas plus pour vous laisser le soin de découvrir ce livre par vous-même. On revient, en quelque sorte au point d'ancrage. Mais entre le début et la fin, le lecteur a voyagé. Voyage dans l'inconscient de musiciens qui se révèle aux auditeurs les plus attentifs. Eux seuls peuvent entendre, comprendre que :
La perfection est surhumaine
Véritable pépite Les variations Goldberg témoigne de l'audace de cette auteure qui sait si bien faire télescoper fond et forme pour donner une force inouïe au livre. A condition d’ouvrir ses yeux et ses oreilles. Car ici, plusieurs sens sont sollicités à la fois.
Si Nancy Huston fait des allers et retours entre la plus profonde des intimités et la vie extérieure, elle se joue avec brio des rapports avec le temps. Prodige est, à cet égard, un très bel exemple.
Lara Mestral est pianiste – encore -. Enceinte de Robert, elle perd les eaux alors qu'elle donne un cours à un de ses élèves, Alexis.
Afflux chaud, douche d'intériorité qui inonde soudain mes jambes et le tapis sous moi, éclaboussant les pédales du piano et les pieds de mon élève.
Naît Maya, petite crevette qui ne pèse que 720 grammes à sa naissance avant-terme. Nous voici plongés dans la vie d'une famille dont les femmes sont soumises à l'observation quasi-continue de l'auteur. Outre Maya et Lara, il y a la doyenne, Sofia, autrefois mariée à Sergueï un violoniste, qui a quitté la Russie dans les années 50.
Trois femmes liées par la musique pour qui les touches d'un piano sont bien plus que cela :
Un clavier, un monde
Ce livre me paraît être un appel à réflexion sur la liberté d'être soi, en tant que femme. Si Sofia a vécu dans l'ombre d'un musicien, Lara s'est davantage émancipée grâce à la musique. Maya va complètement devenir elle-même en raison de ses prodigieuses capacités d'interprétation.
Et pourtant, tout est fait pour ralentir son mouvement. D'abord il y a ce monsieur Raquet, le voisin qui ne supporte rien, surtout pas d'être dérangé par des notes de musique répétées à l'envi. Il y a les parents qui divorcent. Il y a cette mère qui va entretenir une liaison avec le nouveau voisin, Lucien. Cette même Lara qui décède sans que finalement cela ne fasse sortir la jeune fille de sa bulle. Et ce sera pareil lors du décès de la grand-mère.
un prodige c'est un enfant doté de parents sadiques
Des parents à qui tout finit par échapper puisque Maya est envoyée à Berlin pour être prise en main dans une structure spécifique.
Il y a toujours un contraste très fort entre les êtres avides d'art et leur chaos personnel. Nancy Huston montre souvent cette lutte et semble signifier par là que les prodiges sont aussi à chercher ici du côté des géniteurs.
Cette chronique familiale s'achève à l'hôpital. Ne comptez pas sur moi, là non plus, pour vous donner de plus amples explications. Disons qu'on boucle une autre boucle ici. Le temps passé avec les personnages n'était-il pas qu'une projection de lecteurs. Que signifie donc passé, présent, futur au regard de cette fin. Démarche ludique qui rappelle une dédicace d'un autre roman de l'auteure. Nancy Huston a dédié La Virevolte à « Denis Hirson, troisième personne du présent ».
Si tout cela est un peu énigmatique pour vous, alors dépêchez-vous de lire Prodige.
La pratique d'un instrument est le moment idéal pour quiconque veut observer le mouvement des mains. Ici, il n'est pas du tout question de musique mais le livre s'ouvre sur des doigts impuissants, qui révèlent d'emblée une fracture psychologique. Celle d'Omaya qui se débat avec une fermeture éclair. Sa mère parle de
ses doigts gigantesques et gourds (…) Les doigts s’irritent, agitent la languette, tirent violemment dessus (…) Les autres s’habillent sans y penser, les mains effectuant des gestes prestes sans que le cerveau ait à s’en mêler
La fracture, c'est le viol dont a été victime Omaya.
Les scènes s'enchaînent. Le flou le plus complet règne. D'abord parce qu'on ne sait jamais très bien qui parle. La chronologie des faits est totalement déstructurée. J'ai dit à l'auteur que ce roman me donnait l'image d'un miroir brisé dont il s'agirait, pour nous lecteurs, d'essayer de recoller les morceaux.
Rien n’est raconté dans le détail. Comme si la narratrice éprouvait elle-même une grande gêne à tenter de dire l'horrible dans sa totalité. Il s'agit, je trouve, d'un immense balbutiement révélant la difficulté de la parole. Et c'est justement parce que la parole est difficile que les autres tentent d'établir avec Omaya une relation de maître à esclave y compris de la part de ceux qui sont censés la défendre.
Est-ce que vous êtes lesbienne ? lui demande-t-on dans l’enceinte du tribunal
La force de Nancy Huston est de glisser – et nous avec - dans la peau d'une femme violée pour qui tout détail infime de la vie quotidienne renvoie à l'horreur :
On écarte les cuisse de l’agneau, on enfonce le pieu, on pousse, on rit d’effroi, le pieu pénètre dans l’anus, il avance péniblementle long de la colonne vertébrale, à travers la peau on voit une bosse avancer comme le tracé d’une taupe à la surface de la terre, on pousse, la chair se distend, il ne faut pas qu’elle se déchire, le pieu s’enfonce, on rit d’effroi, enfin, au bout d’une dernière lutte autour du thorax, la pointe du pieu émerge de la gorge, on pousse encore jusqu’à ce que, d’un côté et de l’autre de l’animal, les bouts de pieu soient de longueur égale
Existe-t-il des bourreaux autres que ceux qui ont fait subir des violences sexuelles à Omaya ? On est en droit ici de se poser la question quand la jeune femme, comédienne de profession, se voit accuser de jouer la comédie.
- Je joue Sincérité, c’est le plus difficile de tous les rôles.
- Vous n’êtes pas tout à fait convaincante.
- C’est parce que Sincérité je ne l’ai jamais rencontré. Son texte n’a pas encore été écrit.
Omaya est une femme...
portant sa beauté comme une lèpre, comme une tare
Cette beauté elle préférerait sans doute l’oublier parce qu’elle lui rappelle sa mère – Cybèle, si belle – et qu’elle a entraîné son amie Allix dans une relation homosexuelle :
Et votre propre féminité, en avez-vous des preuves ?
Intéressante également est le piège que tend Nancy Huston à ses lecteurs et dans lequel – je dois l'avouer – je suis tombé. A mesure que le récit progresse, le lecteur est tenté d'attendre une explication des violences commises sur Omaya :
il manque la clef, s’entend dire Omaya
Il n'y en a évidemment aucune. On ne peut justifier l'injustifiable. L'injustifiable dans les propos de l'avocat des barbares ...
La plaignante avoue s’être lavé les cheveux tous les jours – et ce, dès avant les événements. Je vous le demande : quelle raison une femme aurait-elle d’accorder une attention si démesurée à son apparence, si ce n’est pour attirer le regard des hommes et pour attiser les flammes de leur désir ?
... mais aussi dans la bouche de la mère d'Omaya :
Mon Omaya. Oh mon bébé. Tu ne veux pas laisser tomber cette plainte ? Après tout le temps qui s’est écoulé
Comme si le viol pouvait être imprescriptible.
En donnant tellement matière à réflexion sans jamais tomber dans le travers du voyeurisme – finalement, la non-description du viol proprement dit est beaucoup plus forte que sa tentative de restitution romanesque -, Nancy Huston signe ici un véritable chef d'œuvre. Omaya est peut-être folle mais elle n’a pas le droit d’être violée. Tout lui signifie pourtant le contraire. D'où ces mots terribles :
les mots sont complètement malades, ils sont infectés par la peste, ce sont des ganglions qui enflent dans mon cerveau, des pustules qui éclatent sous la pression