par El Kébir A.
Pour toute la ville d'Oran, la capitale de l'ouest algérien, on aura beau la fouiller de fond en comble, aller dans les moindres recoins, on ne dénichera, en tout et pour tout, que deux à trois bouquinistes, et rien de plus.
Le premier se trouve à l'angle du boulevard Emir Abdelkader et de la rue Mostaganem; le second à la place de la Cathédrale, et le troisième à la rue Khemisti. Trois bouquinistes pour toute une ville, et non des moindres, puisqu'il s'agit de la deuxième grande ville d'Algérie, il y a forcément quelque chose qui doit clocher quelque part ! Et si on va à la rencontre de ces bouquinistes, et si on leur demande de nous faire part de leurs sentiments et de leur appréhension quant à la rareté, voire même de la carence de leur métier dans la ville d'Oran, leurs discours sont édifiants. «C'est malheureux à dire, mais les gens lisent de moins en moins, nous dit l'un d'entre eux, je remarque cela d'année en année, et j'en suis impuissant». Il faut dire aussi que rares sont les fois où un passant s'attarde à contempler l'étalage des livres. «Avec la cherté de la vie et le pouvoir d'achat laminé, la lecture est devenue le cadet des soucis des gens !», ajoute-il. Pourtant, comme chacun le sait, et comme il l'a souligné : «dans la norme, la culture ce n'est pas un luxe, mais une nécessité». Dans ce cas, la question qui nous vient en tête: «comment font les quelques bouquinistes restants pour survivre encore?», il nous répond tout de go: «on réussit à subsister grâce aux livres utilitaires, très prisés des bacheliers et des universitaires, ou encore grâce aux échanges de livres policiers, mais pour ce qui est de la littérature, la vraie, là, c'est la mort».
L'autre bouquiniste que nous avons contacté tenait, quant à lui, des propos plus ou moins nuancés, virant même parfois vers l'optimisme «Certes, nous dit-il, il va de soi qu'on vit en ce moment une vraie crise, mais pour ma part, j'attribue cela à d'autres raisons. Il ne faut pas l'incomber seulement au désintéressement des gens, loin de là... en vérité, le vrai problème, ce n'est pas la pénurie de lecteurs, mais celle des livres!»; autrement dit, c'est le choix des livres que proposent les bouquinistes qui n'est pas si évasé. Aussi, bien des fois, quand les gens cherchent un livre de Sartre, d'Ernest Hemingway, de Dostoïevski ou même d'Albert Camus, le bouquiniste, impuissant, leur répond qu'il n'en dispose pas. «A chaque rentrée universitaire, nous dit-il encore, des étudiants de l'I.L.E viennent me voir, demandant, à titre d'exemple «Nedjma» de Kateb Yacine, ou encore «Madame Bovary» de Flaubert... Hélas, ils ne sont pas toujours en à ma possession, et quand je les ai, c'est à seulement un nombre insignifiant d'exemplaires», regrette-t-il! Bien sûr, quand les livres sont indisponibles chez les bouquinistes, les gens peuvent toujours se rebattre sur les librairies; mais là encore, il faut savoir que celles-ci ne sont également pas très nombreuses pour une ville qui compte tout de même pas moins de deux millions d'âmes. Et si on ajoute à cela le fait qu'un livre, dans une librairie, se vend à un prix infiniment plus cher que celui qu'on trouve chez un bouquiniste, cela nous donne une certaine idée du nombre de personnes qui s'intéressent à la lecture à Oran. Cela dit, ces bouquinistes sont tombés d'accord sur un point: en Algérie, ou tout du moins à Oran, les personnes qui lisent le plus sont les femmes. «C'est elles qui viennent nous voir le plus souvent, et qui s'attardent pendant des longues minutes devant l'étalage de bouquins; et qu'on se le tienne pour dit, quand elles viennent ici, elles cherchent précisément des livres de littérature, et non pas seulement, comme on est tenté de le croire, des livres Arlequin ou de cuisine !»
Photo El Watan
A ce propos, il est à noter que face à la pénurie de livres de la littérature, les bouquinistes tentent de meubler la carence par des livres religieux ou de cuisine. «Alors que ce n'est pas notre rôle, regrette-il, un bouquiniste ne doit proposer exclusivement que des livres de littérature; mais hélas, on est bien obligé de faire cela, car il faut aussi qu'on survive!» Il est à remarquer que cette pénurie de livres ne touche pas seulement Oran, mais peut-être bien l'ensemble de l'Algérie. Aussi, a-t-on appris la semaine dernière, la fermeture de «l'espace Noûn», la célèbre librairie à Alger, et cela pour raison de difficultés financières. En revanche, à Alger précisément, si les librairies endurent quelques difficultés, les bouquinistes, quant à eux, se portent plus ou moins bien, et cela pour une raison toute simple: les livres qu'ils proposent sont nombreux et variés. Mieux que cela, à «l'île lettrée» à titre d'exemple, qui est en fait un café littéraire doté d'une bibliothèque, les clients, quand ils ont un livre en double, n'hésitent pas à le léguer à cet espace de culture, et cela afin de faire profiter les autres. C'est ce qu'on aimerait qu'il se passe aussi à Oran: ne plus se contenter d'être des lecteurs passifs, mais contribuer à faire propager la culture un peu partout! » Etre bouquiniste ne se réduit pas simplement à vendre des livres, nous dit-il, c'est aussi une notion de valeur et de partage. Un jour, je fais découvrir tel auteur à telle personne, un autre jour telle personne me fait découvrir tel auteur! Pour moi, je n'ai pas des acheteurs, mais des lecteurs, et je ne parle pas de clientèle, mais de lectorat! Il est grand temps que la culture retrouve sa place dans cette ville!»
in Le Quotidien d'Oran, samedi 31 juillet 2010
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Librairie l’étoile d’or (Alger-Centre) : Le capharnaüm du bouquiniste En arpentant les rues d’Alger, très peu de bouquinistes, hormis les occasionnels qui étalent leur éventaire sur le trottoir, continuent à exercer leur métier. On y trouvait ces réduits livresques dans tous les quartiers de la capitale, mais les temps ont bel et bien changé et à « la lecture, ce vice impuni » pour reprendre la citation de Valéry Larbaud, d’autres « vices » ont pris place. Il n’en subsiste à présent que quelques-uns qui se comptent sur les doigts d’une main. Le plus ancien est le bouquiniste Mouloud Mechkour qui reste rivé à sa passion depuis près de soixante ans. Tapi dans une boutique d’une trentaine de mètres carrés, sise au 74, rue Didouche Mourad, au milieu d’un fatras de livres, de revues et autres publications, ammi Mouloud se remémore des années cinquante, lorsque la propriétaire du local l’Etoile d’or s’attachait ses services pour l’aider temporairement dans sa tâche de bouquiniste, lors de la rentrée scolaire où les potaches venaient refiler ou troquaient, c’est selon, leurs anciens livres pédagogiques avec les plus récents. Alors qu’il n’avait que treize ans, ammi Mouloud faisait preuve d’assiduité et ne ménageait aucun effort pour mener à bien le travail qui lui était confié, ce qui lui permit au fil des semaines et des mois de gagner des galons. Plusieurs personnalités de la littérature ont défilé dans cet espace clair obscur, devenu un pied-à-terre des gens de l’édition, des écrivains et journalistes de la métropole, lorsqu’ils étaient de passage. « On y trouvait dans les années soixante-dix tous les styles de production de la pensée humaine dans le genre romantisme, classicisme, futurisme », se rappelle ammi Mouloud dont la mémoire convoque des auteurs anciens et modernes, écrivains illustres ou inconnus à l’image de Jean Sénac, Emmanuel Roblès, Mouloud Feraoun, Georges Arnaud, l’auteur de l’œuvre cinématographique Le Salaire de la peur ou encore Edmont Charlot, l’éditeur (Rivage) qui a découvert Albert Camus, Max-Pol Fouchet et Jules Roy en Algérie. Les bouquinistes de l’époque, poursuit-il, n’avaient pas la vocation de présenter les nouveautés, sinon qu’ils permettaient à la gent bouquineuse d’aiguiser sa curiosité et d’augmenter l’envie de lire les œuvres classiques ou anciennes qui ont marqué une époque. C’était une tradition où l’homme d’études, le lettré, le professeur, l’étudiant, l’écrivain ou le simple employé qui, sorti de son cours, de son cabinet ou de son bureau, observera une halte chez le bouquiniste du coin pour y étancher sa soif, en dénichant quelque rareté ou en devisant sur telle ou telle œuvre.A 75 ans, ammi Mouloud n’est pas prêt à mettre la clé sous le paillasson ou à changer d’activité pour un gain plus rémunérateur. Il n’abdique pas devant les vicissitudes de la fortune, laisse-t-il entendre, ni ne prête le flanc à ceux qui « osent » le persuader de se défaire de ce métier moins rentable sur le plan commercial. Il continue à évoluer à pas feutrés dans son univers qui respire la patine du temps, toujours fidèle à son compagnon complice de toujours, le livre. Comme écrivait Jean Rostand : « Je demande à un livre de créer en moi le besoin de ce qu’il m’apporte. » Par M. Tchoubane
in El Watan 11 février 2009