Orange mécanique en blu-ray : tempête sous un « gulliver »

Publié le 30 juillet 2010 par Vance @Great_Wenceslas

 

Titre original : A clockwork orange

Un film écrit et réalisé par Stanley Kubrick (1971), d’après un roman d’Anthony Burgess avec Malcolm McDowell, Patrick Magee & Michael Bates.

Résumé : Londres. Un futur proche.

Le soir, des gangs urbains laissent libre cours à leur violence et s’acharnent autant sur les pauvres hères que les petits bourgeois.

Parmi eux, Alex et ses droogs sont les plus virulents. Après avoir tabassé un vieux clochard et démoli une bande rivale, ils volent une voiture puis opèrent une descente chez un écrivain dont ils violent la femme. Ensuite, Alex retourne tranquillement chez ses parents pour écouter du Beethoven…

Une chronique parallèle de Vance

Troisième film visionné dans le cadre du Marathon Kubrick avec Cachou.

 

Orange mécanique n’est pas facile à commenter. Sans doute parce qu’il n’est pas facile à digérer. Pourtant, ça fait 40 ans ! Quatre décennies qu’il sème le trouble, accumule des spectateurs fascinés ou écœurés et entretient allègrement son statut de film culte. Culte parce que transgressif et redoutablement réalisé. Ici, Kubrick possède complètement son art et peaufine son style : plans géométriques, ambiances colorées, musique classique en contrepoint. Il détaille avec une minutie incroyable chaque phase de chaque séquence et multiplie les travellings (toujours ces travellings arrière d’une fluidité impressionnante) tout en jouant avec la profondeur de champ et les focales ; certaines scènes d’intérieur en légère contre-plongée rappellent la virtuosité du Welles de Citizen Kane avec cette impression d’écrasement.

En blu-ray, le résultat est fort honnête avec de très beaux contrastes (l’éclairage type « film noir » lors de l’agression sous le tunnel est magnifique) et un bon rendu des couleurs (voir la séquence du music storeAlex drague deux clientes – on y remarque d’ailleurs une affiche de 2001!). On regrettera un petit manque de définition dans les scènes diurnes. La piste audio en VO PCM est très détaillée et enveloppante bien que souffrant d’un manque de dynamique.

Techniquement, donc, le film est un florilège de la maîtrise incontestable de l’art filmique. Mais quelle impression en retire-t-on ?

Eh bien, d’abord, c’est long. Ce n’est pas que je me sois ennuyé, mais on sent chez Stanley Kubrick une volonté manifeste (très palpable aussi dans 2001 l’Odyssée de l’espace) de ne pas raccourcir des séquences qu’il a pensées de A à Z. N’oublions pas qu’il est autant le scénariste que le producteur et qu’il a, depuis un accord extraordinaire passé avec Warner (un budget de deux millions de dollars, le final cut et 40% des bénéfices), un contrôle total sur son œuvre. Chose inespérée à l’époque de Spartacus, mais rendue possible grâce aux succès de Docteur Folamour  et de 2001. Si la MGM n’avait pas changé de direction, il aurait sans doute concrétisé son projet pharaonique sur Napoléon (35000 figurants et Jack Nicholson dans le rôle titre, miam !). Il est arrivé sur ce projet grâce au livre d’Anthony Burgess, dont il n’a lu (et c’est important pour comprendre le film) que la version américaine, à laquelle manque le dernier chapitre refusé par l’éditeur US – dans celui-ci, Alex et ses compagnons réintègrent la société en devenant des quidams ayant accompli leurs rites de passage [c’est ce que je me suis laissé dire, je pense que Cachou complètera ou modifiera cette impression puisqu’elle a lu le livre]. Burgess avait écrit cette histoire en 1962 en utilisant trois séries de faits plus ou moins dramatiques : les actes de violence commis par des bandes urbaines dans le sud de l’Angleterre à la fin des années 50 ; son voyage à Leningrad où il a développé des moyens mnémotechniques pour assimiler le russe, ce qui lui permettra de créer cet argot particulier (le nadsat) utilisé par les jeunes de son livre ; et surtout l’agression de sa première femme pendant la Seconde Guerre mondiale par des déserteurs américains.

Et puis, il y a Alex. Regard hypnotique, sourire en coin malveillant, incarné par un Malcolm McDowell qu’on a envie de flinguer tant il est convaincant, que ce soit en psychopathe ou en voyou paumé en quête de rédemption. Chaque fois, on a l’impression qu’il tente de nous duper. La manière dont il cherche à défendre Beethoven lors de la fameuse scène de rééducation par l’image (et le son, puisque c’est la Neuvième Symphonie qui passe en boucle) est extrêmement perturbante. Cet Alex, on sent parfaitement qu’il n’est pas à l’écart de la société, mais se nourrit d’elle tout en naviguant dans ses zones d’ombre. La première partie du film laisse penser que les effectifs policiers sont soit trop peu nombreux, soit trop mal organisés (ils arrivent toujours trop tard). C’est pourquoi une partie de la population suivra la faction politique qui utilisera l’argument de la lutte contre la violence pour remporter les élections. Par un procédé chimique et une rééducation physique, on va inhiber la capacité des sujets à faire acte de violence (la nausée qui l’étreindra l’incapacitera tant qu’il préfèrera se suicider). Tollé chez les bien-pensants : on ôte aux criminels toute possibilité de s’amender en leur ôtant le choix. Un dilemme éthique qui trouvera son point d’orgue dans le retour d’Alex à la vie de tous les jours – et dans ses désillusions.

Contrairement à Spartacus, l’irruption du politique dans le destin de cet homme est parfaitement équilibré – et largement teinté de cynisme : le finale est à la hauteur de la version kubrickienne du récit de Burgess, refusant une conclusion morale (ou moralisatrice). Alex, jouet de forces qui le dépassent, en tirera malgré tout le bénéfice escompté. Il pourra à nouveau s’adonner à ses pulsions sadiques tout en se délectant de la musique de Beethoven, et avec cette fois l’accord des pontes de la société.

Ce personnage odieux a largement contribué au mythe qu’a généré le film au Royaume-Uni où Kubrick a choisi d’en interdire finalement la diffusion : les ligues de vertu criaient au scandale et des délinquants se réclamaient des actes des droogs. Le pire, c’est qu’il n’est pas exempt de qualités comme l’explique le réalisateur lui-même :

Alex ne cherche pas à dissimuler, tant au public qu’à lui-même, qu’il est totalement perverti et mauvais. Il est l’incarnation même du Mal. Parallèlement, il a de bons côtés : sa profonde candeur, son humour, son intelligence et son énergie. Ce sont des qualités séduisantes qu’il partage, soit dit en passant, avec le Richard III de Shakespeare.

Un film puissant et redoutable efficace. A voir, au moins une fois.

Les amateurs pourront aussi y voir David Prowse (celui qui était sous le costume de Dark Vador) dans un petit rôle.