Je ne connais
pas Jean-Christophe Belleveaux. Les hasards des rencontres m’ont simplement mis
un jour entre les mains ce « machine
gun » qu’il a publié aux éditions Potentille. Certes il s’agit en
apparence d’un simple livret ne comprenant qu’une vingtaine de poèmes. Un peu
court, m’opposera-t-on, pour parler ici d’œuvre et mettre cette publication en parallèle
avec tel ouvrage de la collection blanche de Gallimard ou tel autre de chez
Poésie/Flammarion que dirige de manière experte depuis plus de quinze ans un
poète comme Yves Di Manno.
Mais qu’attend le véritable lecteur – ce lecteur « bénévole »
dont parle Rabelais, quand il lit de la poésie ? D’abord, je pense qu’il
attend qu’elle lui parle, qu’elle le touche. Qu’elle réanime en lui quelque
chose d’important. Une intelligence. Une force. Une illusion de vérité. Qu’elle
fasse un peu brèche à nos multiples solitudes. Nos réguliers découragements.
Bref le lecteur attend que la poésie l’atteigne non comme un simple objet
esthétique mais comme une présence. Une présence individuée. En même temps
nécessaire.
C’est tout cela que j’ai trouvé en lisant pour la première fois des poèmes de
J.C. Belleveaux. Une présence et un retentissement. Point n’est besoin alors de
centaines et de centaines de pages quand parfois une seule suffit, voire une
simple strophe comme :
Il n’y a pas de sens caché d’accord
Pas de signes au ciel
Ni dans les arbres
Mon cendrier se remplit
Il est quatre heures de l’après-midi
J’attends que les herbes crient
Bien des choses pourtant me séparent de J.C. Belleveaux. Son livre et je
n’hésite pas à parler de livre1, dresse devant moi le portrait d’un
homme qui a beaucoup voyagé, dans des pays et sur des continents dont
personnellement j’ignore tout, une sorte de baroudeur à l’imaginaire encore
peuplé de références guerrières. Un homme qui semble avoir beaucoup vécu comme
on dit.
Cet homme, moi qui n’ai jamais abandonné ma vie médiocre et douillette, je le
vois : Ulysse revenu au foyer, se montrant maintenant à travers diverses
circonstances de sa vie quotidienne qui pourraient aussi être les miennes. Un
disque mis sur une platine. Une vaisselle à faire et qu’on laisse traîner. Une
lessive à étendre. Une limace tranchée d’un coup de bêche. Peu d’activités au
total. Davantage de regards sur les choses autour : des abricots sur une
table, du chocolat, « des berges de
Loire effondrées », un « jardin
et son banc de pierre », des fraises qui pourrissent, des allumettes
brûlées dans une soucoupe en grès… Choses de simple beauté où se lit cependant
la musique plurielle et ruineuse du temps. Mais la scène en fait est ailleurs.
Car c’est ailleurs que se joue l’essentiel, dans cet intermonde où l’esprit
fait se conjuguer les époques, les lieux, nostalgie et désir, calme et
violence, colère et affliction, bref toutes les contradictions intimes de
l’existence.
Ce qui me touche alors et retentit en moi, ce n’est bien sûr pas l’évocation
d’une vie aventureuse jetée aux quatre coins du monde, que je n’ai jamais
recherchée, pas plus à l’inverse ce qui se devine des fêlures d’une vie
extérieurement tranquille dans le charme d’une propriété provinciale ce qui me
correspondrait sûrement davantage. C’est en fait l’addition ou pour utiliser
cette si éclairante notion développée il y a une trentaine d’années par l’historien
Michel de Certeau dans L’invention du
quotidien, le braconnage de
toutes ces choses dont nous composons nos vies et le murmure qu’elles
produisent en nous quand nous lâchons prise et que nous éprouvons à quel point
nous sommes démunis, démunis et ignorants face à ce qui nous arrive.
J’aime ainsi cette façon dont J.C. Belleveaux mêle la musique de l’alexandrin,
« le staccato particulier de l’AK47/
le passé simple et la cuisine épicée/ l’incessant va-et-vient/ entre le près et
le loin/ le dedans le dehors ». J’aime le sentiment camusien qu’il a
de l’absurdité d’un monde qui ne nous fait pas signe, indifférent à nous, mais
dont nous acceptons les involontaires offrandes comme nous en subissons les
coups les plus meurtriers2. J’aime cette énergie accablée avec
laquelle il me semble affronter la vie et aussi le travail des mots. Sans
illusion, « sans fausse morale, sans
bible ». J’aime enfin cette façon qu’il a de dire qu’en dépit même, de
ses mensonges et du peu d’écoute qu’elle suscite, la parole nous requiert. Qu’elle est peut-être notre toute dernière
dignité. Que nous sommes en guerre de mots avec le monde, avec les choses, avec
nous-mêmes, pour ne rien dire de notre triste société. Ce qui justifie comme on
le voit, le titre :
Il va pourtant falloir sniper
Cracher tes mots :
Débarcadère, yeux arrachés, visage de craie,
Et puis récréation, noir profond où tout se dilue ,
Paix ? peur ? honte…
puisque les pierres des murs
ne répondent rien
je suis en guerre contre l’été
je brûle
Alors, la poésie de J.C. Belleveaux, pour moi ?
La poésie d’un homme singulier vivant.
Par Georges Guillain
Jean-Christophe Belleveaux, Machine Gun, éditions Potentille, 2009
1. Mon amie Anne Zali, conservatrice en
chef à la BNF ne soutient-elle pas que
le livre commence avec le pli d’une seule feuille, ce geste décisif, proprement
magique qui sépare les 2 faces externes publiques de l’espace replié dans
lequel se referme l’invisible secret du
texte
2. Réagissant à cette note de lecture, J.C. Belleveaux me précise que « ce petit ensemble est né après le décès de ma mère, il était l'épreuve obligatoire pour
un retour en écriture après de nombreux mois où elle me fut impossible ».