Toutefois, réduire les difficultés qu'éprouve l'artiste à cet état schizophrénique entre soumission politique et acceptation d'une réalité sociale relativiste peut paraître insatisfaisant si nous considérons que le créateur d'art est soumis à un autre régime de production : une logique économique. Il serait faux de dire que cette acception de la production de l'art est nouvelle. L'art a été produit durant des siècles dans le cadre rigoureux des commandes et par le biais du mécénat. L'artiste répondait ainsi à une demande, et exprimait aussi son besoin de création dans un cadre régulé. Mais ce carcan n'était pas une limite qui enfermait l'artiste et nivelait son potentiel créatif, Vélasquez trouvait à inventer une certaine perspective du monde, une autre manière d'exprimer le rapport de l'artiste à l'espace dans Les ménines. Mais les bouleversements politiques et économiques de la révolution industrielle ont amené une mutation du rapport de l'artiste à sa production. Manet ne peint pas pour des princes, il peint pour lui, ou pour lui et pour les autres, l'essentiel de la production artistique n'est pas soutenu par la commande. Si les Noces de Figaro étaient une commande d'un opéra pour l'empereur d'Autriche, et si les commandes musicales existent toujours à l'heure actuelle, le musicien, comme les autres artistes, voit poindre dès le dix-neuvième siècle la possibilité de créer pour satisfaire ses propres exigences. Le corrolaire de cette perspective, c'est que s'est construit une nouvelle manière de coder économiquement les arts. Car l'artiste n'est pas véritablement libre vis-à-vis de la logique économique. L'ordre social et économique a vu les arts êtres codés selon un certain régime de procédés. Comme le souligne Marc Jimenez dans La crise de l'art contemporain, “l'absorption de toutes les formes de création artistique dans le divertissement, le tourisme, la mode et la communication sert les intérêts d'un système économique fondé sur la rentabilité”, rappelant ainsi la théorie d'Horkheimer sur le fait que l'individu perd son indépendance dans un système qui le transforme en rouage économique, un système où tout mouvement d'autonomie est recodé selon les exigences de la machine capitaliste. C'est là un troisième dispositif d'enferment, car si l'artiste parvient dans un premier temps à prouver au monde que son art n'est pas qu'une création parmi tant d'autres de même qualité, s'il réussit dans un deuxième à se différencier d'un académisme qui le pousse à reconnaître ses maîtres et se soumettre à eux, il encourt en troisième lieu le risque de voir son oeuvre récupérée par un des carcans socio-économiques de la machine capitaliste : devenir l'artiste de telle génération ou de tel mouvement musical, devenir un artiste de l'angoisse ou spécialisé dans la production de bandes originales. John Williams, James Horner, Trevor Jones, autant de compositeurs que chacun associe à la production des oeuvres cinématographiques, au point qu'aller écouter John Williams n'impliquerait pas d'aller assister au récital personnel d'un artiste musicien, mais d'aller écouter “celui qui a construit la marche impériale de L'empire contre attaque”. A ce codage stratifié peut être ajouté le risque de la valorisation proportionnelle à la rentabilité économique. La côte des oeuvres des “grands artistes” atteint de tels sommets que seuls les riches ou un Etat auraient la possibilité d'acquérir leurs créations. La société considèrerait-elle que les travaux d'un grand artiste ont nécessairement une valeur monétaire considérable, de sorte que vendre ses oeuvres un millier d'euro nous placerait dès lors dans la position d'un artiste “accepté” socialement, mais non reconnu comme appartenant au groupe de ceux qui sont perçus comme “grands” ?
Dans le cadre de cette troisième difficulté à laquelle est confronté l'artiste, difficulté que nous avons qualifiée d'économique, on pourrait fort bien supposer qu'elle constitue au fond le lieu de l'art, car si l'artiste souhaite une reconnaissance, l'inscription de ses oeuvres dans un des domaines de la vie sociale et le fait qu'on leur reconnaisse une valeur monétaire peuvent être vus comme le signe que l'artiste a trouvé sa place, et que sa création a une valeur, qu'il contribue à vivre grâce à ses productions parmi les autres, et que ces derniers lui reconnaissent ce droit en l'aidant à vivre. Mais malgré cette position somme toute positive, cette participation de l'artiste à la vie sociale - selon un certain statut, selon l'exigence de voir ses oeuvres atteindre un prix pour être reconnues, selon la nécessité de voir les oeuvres liées à un certain domaine (tel que l'environnement, la production cinématographique ou encore le design) - constitue en soi une certaine limitation, la circonscription de l'art dans un champ d'exigences, l'obligation de l'artiste d'inscrire son art dans tel ou tel domaine de l'espace social et d'accepter la valeur monétaire qui sera attribuée à son art, comme si son tableau valait en soi mille euro, puis une fois exposé et critiqué par quelque grand nom, se voyait estimer à hauteur d'une fortune.
Or, si l'on reconnaît à l'artiste le droit à la création libre, voire même le devoir d'inventer de nouvelles formes d'expression, nouvelles formes susceptibles de ne correspondre à aucun champ préexistant, si l'artiste est celui qui par ce qu'il produit ouvre de nouveaux champs de réflexion qui ne sauraient être récupérés par le conservatisme d'une tradition, nivelés au niveau du “tout se vaut” et codés dans un espace préétabli, alors le créateur d'art fait face, dans l'ère contemporaine, à un triple régime d'emprisonnement vis-à-vis duquel il n'a d'autre choix que de se positionner, au point que ce positionnement influencerait sa production, voire même expliquerait dans une certaine mesure la raison d'être de celle-ci.
Mais d'un autre côté, ne serait-il pas absurde d'imaginer un artiste qui refuserait tout lien avec l'un de ces trois régimes d'inscription de son oeuvre ? Si le musicien s'oppose à la tradition, revendique l'unicité et la qualité de son oeuvre, et s'il refuse le codage économique et la valeur d'utilité sociale de celle-ci, pour qui et pour quoi crée-t-il ? Un musicien ou un cinéaste peuvent-ils prétendre créer pour eux-mêmes et seulement pour eux-mêmes ? Si on suppose que la création artistique n'a de sens que si elle s'inscrit dans le champ social, et si l'artiste, justement, attend quelque chose de la manière dont l'oeuvre sera reçue, dans la mesure où, dès que l'oeuvre sort du laboratoire, elle est confrontée aux trois régimes que nous avons définis, ne faut-il pas supposer que l'artiste ne serait pas dans une opposition radicale vis-à-vis de ces exigences extérieures, mais dans une lutte constante pour inscrire sa production “dans” et “malgré” ces dispositifs ? De sorte que la manière dont l'artiste crée pourrait être influencée par ce cadre social, certes rigide mais aux acceptions multiples, et qui le contraindrait à confronter le libre fantasme de créer aux réalités auxquelles il fait face ? Ce qu'il faut donc préciser ici, c'est de quelle manière l'artiste contemporain est confronté à une réalité extérieure qui conditionne le mode de production de son oeuvre et la manière dont le créateur se rapporte à sa production.
Tableu : Jean-François Contremoulin, Femme, 2002. Site web : http://www.contremoulin.com/p_nus.htm