A mon grand regret je ne connais rien du Brésil. Je n’y suis allé qu’en lecture. Avec Tristes Tropiques de Levi-Strauss et manifestement, le Brésil a bien changé depuis que l’ethnographe a étudié la tribu Mbaya. Cette tribu qui m’a toujours fasciné dans la mesure où, selon la mythologie :
« Quand l’Etre suprême, Gonoenhodi, décida de créer les hommes, il tira d’abord de la terre les Guana, puis les autres tribus. Aux premiers, il donna l’agriculture en partage et la chasse aux secondes.
Le Trompeur [...] s’aperçut alors que les Mbaya avaient été oubliées au fond du trou et les en fit sortir ; mais comme il ne restait rien pour eux, ils eurent droit à la seule fonction encore disponible, celle d’opprimer et d’exploiter les autres. »
Ce pis-aller de la domination m’a longtemps interpellé. Je crois que ce dégoût de la politique, ce rejet des politiciens est toujours actuel et en chacun de nous. Le pouvoir fascine autant qu’il débecte…
Pour ma plus grande chance, on m’a présenté Bia Saldanha, une femme brésilienne qui a fait de la politique il y a 20 ans (elle est co-fondatrice du parti vert au Brésil). Styliste de formation, elle avait ouvert dans sa prime jeunesse une boutique de mode à Rio. Sensible à la cause des séringuéros, elle a définitivement basculé lors de l’assassinat du leader syndicaliste Chico Mendes en 1988.
Peut-être ne connaissez-vous pas l’histoire de cette icône de la résistance qu’est Chico Mendes. Sa lutte pour les droits des seringueiros, et plus globalement pour la forêt amazonienne, lui a couté la vie. Quand on y pense, c’est toujours grinçant du coup d’entendre parler de Khmers verts alors qu’aucun écologiste n’a jamais tué personne*. Tandis que l’inverse est arrivé plusieurs fois…
Bizarrement, ce meurtre a davantage ému la communauté internationale que le Brésil lui-même. Cela a cependant permis au pays de dégager de véritables lois pour protéger une partie de la forêt amazonienne. Il existe aussi une réserve qui porte son nom en sa mémoire.
Mais revenons à Bia. Après son « concept store» écologique de 700 m2 à Rio où elle cherche à développer des filières de matériaux écologiques, elle parvient à mettre au point un procédé pour valoriser le latex. Rappelons que la sève d’hévéa n’acquiert ses fantastiques propriétés qu’au détriment de quelques procédés chimiques plus ou moins clean.
Bia élabore le Treetap, une sorte de mélange caoutchouc/coton qui s’apparente à du cuir végétal. Ainsi, elle peut trouver des débouchés à l’artisanat de l’Amazonie. Où l’on voit que les démarches équitables et écologiques se rejoignent pour se confondre. Belle manière d’honorer la célèbre phrase de Chico:
« Au début, je pensais que je me battais pour sauver les hévéas ; puis j’ai pensé que je me battais pour sauver la forêt amazonienne. Maintenant, je sais que je me bats pour l’humanité »
« Valoriser la forêt sans la détruire» m’a-t-elle répété. Non pas sanctuariser la forêt mais simplement la faire vivre avec ses habitants.
Car, faut-il vraiment le rappeler, l’Amazonie, comme les autres forêts primaires, est gravement menacée. Soja, pâturage, éthanol, un peu de palme au Sud et un peu de monoculture d’arbres à caoutchouc. Rappelons par contre que la récolte du latex à la méthode seringueros n’a rien à voir avec la récolte conventionnelle et industrielle (monocultures d’hévéas en Asie).
Pour donner un ordre de grandeur, un seul seringueros a besoin de 300 ha de forêt. Pouah ! Quel manque de rendement ! Et en plus, le latex sauvage c’est plus cher…
C’est pourtant avec elle et avec ces seringueiros que la marque de basket Veja collabore. Je ne rentre pas dans les détails de ce mode de production qui a bien des avantages. Cette vidéo en dira plus et mieux.
Ce qui est rassurant, c’est de voir que économie et politique se mêlent ici dans un cercle vertueux. Motivé par ces nouveaux débouchés, l’état de l’Acre (où travaillent ces seringueiros) prend la voie de l’exemplarité. Mais à côté, des états voisins, notamment le Parà, sacrifient leur territoire amazonien.
Alors quand je lui demande si selon elle, ca « bouge» assez vite, si tout de même l’échec de Copenhague (où elle était) ne lui donne pas le cafard, elle m’e répond d’un air optimiste que si effectivement cela n’allait pas assez vite, au moins on allait dans la bonne direction. Tout est question de point de vue…
Mai 2005 - Tribu photographiée pour la première fois, état de l'Acre
J’ai conclu cette rencontre en lui demandant ce qu’elle pensait de la fameuse phrase de Levi-Strauss qui, du haut de ses 100 ans, jetait ce verdict sans appel sur le monde moderne (« Je m’apprête à quitter un monde que je n’aime pas« ) signifiant par là que tout ce qu’il aimait, la biodiversité et la diversité des cultures, le XXème siècle l’a détruit.
Bia n’est pas d’accord. Et elle connaît bien les anthropologues pour en avoir épousé un ! Celui-ci étudie les tribus du Brésil dont certaines qui sont réellement coupées du monde. « L’anthropologue préfère que les choses ne changent pas» . Alors nous sommes rentrés dans ce débat inextricable autour de la technologie, de l’ingérence et du droit à tout savoir.
Et même si je ne partage pas l’optimisme d’un Occident respectant et s’enrichissant au contact de ces cultures qu’il n’a pas encore anéanties, même si je ne partage pas l’optimisme d’un Indien d’Amazonie faisant la part des choses au contact d’Internet, je me surprends à espérer que là-bas, à l’Ouest de l’Acre, on a véritablement réfléchi au monde que l’on veut construire.
Que le Nouveau Monde n’a pas encore été découvert.
* Aux éditions L’échappée, « A la recherche du nouvel ennemi» traite du sujet de la prétendue menace écologiste inventée par la CIA et de l’académicien romancier Jean-Christophe Rufin. Indispensable pour rappeler quelques vérités en société…