« Passage », la lecture comme expérience.
Vue de l’extérieur : non pas : comment c’est fait,
mais : quel effet ça fait.
Quel effet ça fait sur celui qui, ignorant tout des modes de production et de
la programmation, décide à proprement parler de se mettre à l’œuvre, d'y aller,
de prendre le temps qu’il faut pour emprunter le passage.
« Passage » / nouvelle version
juin 2009 / téléchargeable (voir le mode d’emploi en toute fin de ce fichier) sur
le site du MIM.
Philippe Bootz : textes, images, programmation ; Marcel Frémiot : musique.
lien
de téléchargement (en cas de difficulté, voir à la toute fin de cet article
un mode d’emploi détaillé)
Après 7 minutes environ, long temps de chargement (initiale patience exigée !),
enfin : passage(2009).exe
L’écran de l’ordinateur est d’abord noir. Puis, très vite, au centre un panneau,
un diptyque: à droite titre et auteurs de l'œuvre, à gauche une image: dans un
ciel violet, l'éclair d'une foudre tombée sur l'horizon rouge vif. Menace donc que
confirme l'avertissement "poème à lecture unique".
En bas une étiquette indique "accès poème", c'est donc:
1/ que "passage" est à considérer comme un poème,
2/ qu'il est encore possible de franchir ou non le pas.
Décision de cliquer.
Appuyer sur la touche de la souris c'est à la fois appuyer sur la poignée
d'une porte (le panneau évoqué précédemment) et déclencher un mécanisme.
Dés le début on devine que l'environnement de l'œuvre, la situation physique et
le comportement de qui l'aborde caractérise l'œuvre numérique d'une façon beaucoup
plus fondamentale que le parergon de l'art classique.
Clic donc.
On est pris de vitesse. Départ d'une course.
Brouillard très remuant. Dans lequel un petit fantôme agité s'enfonce, le
lecteur en personne bousculant le temps mais aussitôt basculé par lui, une voix
off le dit.
Puis : effacement du bouillonnement organique remontant se fondre en
surface et retour au diptyque de l'entrée. Sur les à-plats se décomposent les
mots "passage" et "temps". Battements, désordre, ralenti/accéléré
qu'accompagne le lent commentaire de plus en plus aigu d'une flûte.
La voix poursuit, prévient: "tu te noies dans les détails", spirales
tournoyantes de lettres, on est perdu car confronté à d'inhabituelles vitesses,
vieillissement accéléré, on est toujours en retard, impossible de dire ce qui a
lieu sans risquer de perdre le reste, bien obligé de faire confiance à sa
mémoire, espérant pouvoir raconter après coup l'effet que produit cette
première traversée.
Nouvelle porte.
Il y a donc, nécessairement, un pendant et un après. Le flux vécu et
l'analyse à posteriori, la vitesse, l'ininterrompu et le ralenti artificiel.
L'œuvre ne se consulte pas, elle se traverse, c'est une expérience. Vouloir en
rendre compte est une nouvelle expérience, expérience de l'expérience,
expérience de l'absence et de la mémoire, expérience d'une perte probablement
définitive qu'on voudrait pouvoir rendre par une expérience dans le langage.
Dédoublement très acrobatique par
conséquent puisqu'il s'agit à la fois
1/ de retenir quelque chose d'un inexorable déroulement, d’un flux ininterrompu
d’événements,
2/ d'analyser les effets produits pour comprendre en quoi réside la spécificité
de l’œuvre numérique observée,
Nécessaire ubiquité par conséquent.
On pense à l'expérience contrôlée de la mescaline et les comptes-rendus - après
coup - que tente Henri Michaux dans "L'infini turbulent" :
"Maintenant qu'il lui est possible à nouveau de clairement raisonner,
juger, décider, aboutir, et que penser, au lieu d'explosions, d'oppositions en
saccades et d'illuminations d'un instant c'est plutôt procéder à de sages
aménagements, il rentre aussi dans le ménage pensée-parole, plus confortable.
Mais comme qui, ayant fait un séjour à l'étranger, n'aura plus sa naïveté
nationale, n'est plus tout à fait solidaire, a pris ses distances…"
Donc, ici encore, difficile d’échapper aux pièges d'un procès-verbal effectué
de mémoire, concernant des événements qui se sont produits à des vitesses et
dans des conditions insolites.
Pour lire la suite, cliquer sur "lire la suite de..."
Aucune perspective dans l’espace installé sur l'écran mais
une superposition de couches visuelles glissant les unes sur les autres
accompagnées par les glissandi soufflés d'une flûte ou les réverbérations
frottantes d'un vibraphone. On pense aux calques caractéristiques des traitements
numériques. Un fond marin de pixels bleus coulisse au dessus d'un autre à
structure identique, même sur même, tandis que plus en avant passe une phrase jaune,
segmentée, perdant ses écailles, une voix fortement emphatique se chargeant d'introduire
de l'émotion. Traversées, circulation d'une couche à l'autre, chacune modifiée
par les allers-retours, transformée par sa confrontation avec une couche
voisine.
Mais aussi, à l'extérieur de l'écran, d'autres tranches prolongent cet espace
feuilleté:
à l'arrière la tranche virtuelle occupée par le programme et les commentaires
de son auteur,
au milieu les couches glissantes des images, des sons et des mots,
par devant l'étroite portion occupée par le corps vertical du lecteur tendu
dans l'attente des événements.
Couches parallèles dressées droites dans la nuit d'un voisinage intime.
Dans « Passage ». Souvenir / instant / conjecture. Attente,
vérification d'une anticipation, confrontation avec des impressions de déjà vu,
expérience d'une lecture clivée par entraînement dans une suite de tranches
temporelles. Sur le site du MIM, l'auteur dit concevoir son programme par
superposition de ce qu'il appelle des tresses, elles-mêmes constituées de
bribes. L'ambiance de l'œuvre est bien celle d'un atelier de tissage. Les
navettes des métiers fonctionnent en permanence, unités élémentaires supposées du
programme et grandes nappes bien réelles dressées dans l'espace où jouent leurs
transparences.
Deuxième séquence. « Avancer ».
Ou non. Ou « relire », ce qui serait peut-être revenir pour voir ce
qu'on n'a pas eu le temps de voir.
Cette nouvelle porte, image initiale qui rétrécit et s'élargit rythmiquement, bat
jusqu'à ce qu'on décide de la franchir. Hésitation du temps entre passage et
empreinte, masculin et féminin, elle, l'eau courante, la voix féminine et
chantante, lui qui ne cesse d'enfoncer les traits des corps vieillissants, les
traces qu’y laisse le temps. Sur un fond en à-plat bleu azur volent les
lettres, le r de l'air soufflé devenant le r enfermé au creux des mots « empreinte »
et « traces », le l qui est deux fois en elle, le pronom féminin,
séparé en deux ailes qui volent lentement au travers de l'écran.
C'est la force des programmes numériques que de faire vivre les images,
d'organiser le ballet des genres, comportement et grammaire, d'échanger nombres
et calculs avec formes et couleurs, processus et dispositifs avec musique et
danse.
Troisième séquence. Nouvelle porte
battante.
Voix féminine: «le temps ne s'écrit pas », voix masculine: « c'est
lui qui nous écrit ».
A nouveau le basculement des genres correspondant ici au basculement des
acteurs. Ce qui les tient ensemble c'est la main, la main féminine qui caresse
et retient le temps pour une immédiate jouissance et l'autre main, celle du
temps, celle qui patiemment appuie sur le corps, le brûle et le forge. Cliquetis
de formes colorées, de pièces mécaniques, d'ancres et des cliquets jusqu’alors
fixes de l’image initiale, percussions, pixels portés au rouge, braises d'une
forge accélérée. Tambour sourd, enfoncement de nouveau, mais ici comme si l’on
pénétrait dans sa propre tête, incendie d’un tout au fond.
Pendant ce temps, à peine présente, une autre main, simplement posée sur la
souris, se contente de très infimes mouvements. Elle attend quelque chose ou qu'on
lui donne la possibilité d'intervenir.
Quatrième séquence, porte battante semblable
aux précédentes.
Sueur de l'écran, conséquence de la proximité du four de forge. Haut de l’écran
porté au blanc, propagation vers le centre, trace de chaleur fantôme. La sueur se
dépose sur l’écran qui aussitôt se fendille. Éclats d'un verre sécurit,
éparpillement, essaims de pixels, particules mais aussi "cailloux que
parcourt la main" dit la voix off. Cailloux qui sont peut-être aussi les innombrables
calculs d'un programme supposé extrêmement complexe, cailloux où se blesse la
main qui pourtant les caresse. Blessure, peut-être déception de ne pas bien
comprendre, ou de ne pas tout comprendre, ou de mal comprendre.
Étalement d'un frottis de violon.
Puis arrêt brusque.
Cinquième séquence qui ne débute pas
comme les précédentes mais vers laquelle celles-ci semblent devoir conduire. Aucune
porte. Au fond la trame d’une toile à peindre qu’un pinceau mais plutôt un sexe
par-dessous enfonce en un balayage rythmique. Puis d’autres fonds plus somptueusement
peints et variés que jusqu’alors. Un grand cétacé rouge flotte dans un océan
vert et bleu dont les îles sont des volcans en activité, souvenir de la forge.
Piano lent, notes très séparées et flash de mots circulant en tout sens.
De nouveau le ballet des lettres l et e puis des pronoms « le » et
« elle » rencontré dans les séquences précédentes. - On croit retrouver une scène connue - mais soudain
une flèche apparaît. C’est donc que pour la première fois on a la main. La main
dans l’écran dont il a tant été question est maintenant devenue la main du
lecteur. Dans les séquences précédentes l’œil annulait la présence de la main
en maintenant le lecteur à distance de l’écran, désormais la main oblige l’œil
à toucher l’écran. Passage d’une vision éloignée à une vision rapprochée.
Proximité qui empêche de tout voir et même de bien voir.
Que faire, où poser la flèche, où cliquer, et pour quoi faire ? La flèche
est l’extrémité du bâton blanc de l’aveugle. La promener vite, appuyer au hasard,
sans avoir le temps de réfléchir. Une hésitation et déjà la flèche disparaît. Aucun
repos, aucune méditation possible.
Attendre qu’elle apparaisse de nouveau sans oublier ce qui se passe dans
l’écran. Comment faire pour ne pas se perdre ? C’est que manifestement on n’est pas en train
de lire mais de traverser en courant des paysages. On voyageait jusqu’à
maintenant en surface, désormais on s’enfonce en enfonçant la touche de la
souris. Trop vite, trop tard, séduction et frustration. On est pris dans des
confluences de flux de beaucoup plus immédiates et à des vitesses mille fois
supérieures à celles rencontrées dans la vie courante. On a l’impression que le
lecteur impuissant et l’auteur absent ont délégué leurs pouvoirs et leur
imagination à la machine, ils sont comme les touristes qui s’en remettent à
leur appareil photographique, le laisse faire à leur place, leur évitant
d’avoir à dire ce qu’ils ressentent. Mais, au lecteur, il reste tout de même
les gestes, très petits avec la souris, très grand dans l’écran où se repèrent ses
lignes de fuite. Assez vite il comprend que ses interventions modifient quelque
chose dans le déroulement du voyage.
Souvenirs.
Une nappe de pixels bleus glissait au dessus d’une nappe identique.
Il, un clic et c’était elle. A nouveau la lettre l glissait derrière le pronom
masculin pour faire elle, e deux l, e. Échanges de sexes. On était masculin et
féminin.
On ne sait pas vraiment distinguer ce qui a déjà eu lieu et ce qui a lieu en ce
moment.
Ainsi le pas.
Puis : elle passe. Déclenche l’enchaînement des temps grammaticaux, mesures
du temps chronologique: elle passe, elle passera, elle passerait, elle
passa.
Bruit d’un objet raclé, rabotage, passage ininterrompu des vers d’un poème
qu’on n’a pas le temps de lire.
Toujours ces questions de vitesse excessives, de durées exagérément
raccourcies.
Une peinture, un livre, une composition musicale et même un film ont des durées
de vie très supérieures à celles du lecteur et peuvent être relus, revus ou
réécoutée. Avec le numérique les œuvres ont une durée de vie infiniment plus
courte que celle de celui qui les consulte. Œuvres éphémères impossibles à
revoir exactement ou même condamnées à une définitive disparition. Moins ici
qu’ailleurs il n’est possible de retenir le temps chronologique mais aussi le
temps grammatical, ce pourquoi le langage n’y trouve plus beaucoup sa place.
Pas moyen de noter, d’enregistrer, ne pouvoir se rattacher qu’à des souvenirs,
pris par l’immédiat et quelques tentatives d’anticipation. Paradoxe d’une
infime durée, point de convergences de réminiscences, de vigilances et d’attentes.
Mais c’est aussi ce qui fait la force de telles œuvres : pas de fiction,
pas d’autre histoire que celle vécue une fois pour toute par le lecteur,
histoire unique, inracontable, mais vécue. Et en même temps, puisqu’on est ici
lecteur actif, puisque l’auteur fabrique là-bas ses programmes, puisque
d’autres lecteurs quelque part les utilisent à leur façon, c’est bien qu’on
n’est plus seul devant l’écran, on est une foule. Comme si toutes ces
interventions non seulement étaient nécessaires pour que l’œuvre existe mais
encore la modifiaient, comme si l’œuvre était la somme de ses lectures. Ici, on
comprend particulièrement bien que toute œuvre numérique est faite de in et de
off, qu’elle n’est pas une pure animation de l’écran, que le visuel n’est pas
que visuel, que les mots ne sont pas que des mots.
Enfin, si une œuvre comme « passage », peut à juste titre être
qualifiée de poétique c’est aussi parce que sa lecture en fait intrinsèquement
partie. Lecture frustrante parce qu’elle ne peut être reprise mais surtout parce
que le lecteur à l’impression d’être à son tour lu, se dédoublant pour
s’observer en train de lire et, dans le même temps, piégé par des processus
installés à cet effet et qui lui laissent deviner la présence d’un fantôme de
lui-même qui lirait ce que lui ne peut pas lire, part de ce que l’auteur
appelle esthétique de la frustration. A laquelle se joint, comme dans toute la
poésie contemporaine, une esthétique de la stupéfaction, de la sidération qui
est celle du mal comprendre et qui est au fondement même de la poésie. Ce mal
comprendre n’est pas du tout une totale incompréhension qui ne peut déboucher
que sur la fuite, ce serait plutôt admettre d’entendre parler une autre langue,
une langue qui ressemble mais dit pourtant les choses tout autrement. A
condition d’accepter de sauter le pas, d’en passer par là.
par Louis Michel de Vaulchier
Mode d’emploi pour télécharger et déziper les fichiers puis les jouer à la
suite
1/ Le site du MIM présente 3 dossiers :
Passage 1, Passage 2, Passage 3
Ouvrir sur l'ordinateur un dossier qu'on intitulera par exemple "capture
passage"
2/ Télécharger les 3 dossiers Passage 1, Passage 2, Passage 3
(temps de chargement approximatif : 5 minutes au moins)
3/ Extraire de ces trois dossiers tout ce qu'ils contiennent vers le dossier "capture
passage" ouvert au 1/
Les 3 contenus se retrouvent donc rassemblés dans cet unique dossier qui
comporte alors 12 lignes :
f2
f3
prologue
seq2
seq3
seq4
Xtras
curseur.cst
passage2.ini
passage6.dir
passage(2009).exe
update information.txt
4/ Cliquer sur "passage(2009).exe" pour déclencher l'exécution de
l'œuvre.
Au centre de l'écran noir apparaît un panneau coloré.
Cliquer sur l'étiquette " accès poème".
A la fin de chaque séquence apparaît un panneau fixe, cliquer sur "avancer"
pour passer à la suivante.
Noter que le programme se déroule sans qu'on puisse intervenir durant les 4
premières séquences.
Seule la 5ème séquence est interactive et la flèche de la souris apparaît donc de
temps à autre sur l'écran (la flèche est associée à un petit nuage et sa
disparition pour ne laisser place qu'au seul petit nuage indique que l'action a
été prise en compte.) Au lecteur de fouiller l'écran et de décider d'influencer
ou non la suite des événements!