Propos accusés de véhiculer des stéréotypes sur les Tziganes (« Gipsy »)
par Nicolas HERVIEU
Un représentant de l’”association des Tziganes turcs” (« The Gypsies of Turkey ») a initié - en vain - deux actions en justice distinctes afin de faire interdire la vente de deux ouvrages jugés insultants et discriminatoires à l’égard des Tziganes. Le premier ouvrage, intitulé “les Tziganes de Turquie“, a été rédigé par un universitaire et le second, réalisé par une organisation non-gouvernementale, a pour titre “Dictionnaire turc pour les enfants“. Les deux ont été respectivement publiés et financés par le ministère turc de la culture.
Saisie de cette affaire qui fait singulièrement écho à l’actualité française, la Cour européenne des droits de l’homme juge tout d’abord recevable la requête en admettant que le requérant soit qualifié de « victime » au sens de l’article 34 de la Convention (droit au recours - § 34). Et ceci, ce qui est notable, bien qu’il n’ait pas été “directement visé en personne par l’auteur de l’ouvrage ou l’éditeur du dictionnaire“. Certes, cette conclusion semble liée au constat selon lequel l’intéressé, “qui est d’origine Rom/Tzigane [« Roma/Gypsy origin], s’est senti offensé par le langage utilisé” dans les ouvrages litigieux. Mais la Cour, soucieuse de ne pas trop élargir le sens du mot « victime » et d’éviter la consécration d’une actio popularis, étaye surtout son analyse sur un élément circonstanciel : le fait que les juridictions internes aient toujours accepté d’examiner les demandes du requérant (§ 33). Néanmoins, sur le fond de la requête et au terme d’un vote très serré (quatre voix contre trois), les juges strasbourgeois rejettent l’allégation de discrimination dans la jouissance du droit au respect de la vie privée et familiale (Art. 14 combiné à l’article 8). Certes, les juges ne manquent pas de rappeler, à titre préliminaire, l’importance qu’ils accordent à la lutte contre les actes ainsi que les propos discriminatoires et racistes (§ 47) en particulier lorsqu’ils visent des minorités ethniques (§ 49). Il est d’ailleurs rappelé que “la position vulnérable des Roms/Tsiganes implique qu’une attention particulière [soit] accordée à leurs besoins et leur mode de vie propre” (§ 49 - « the vulnerable position of Roma/Gypsies means that special consideration should be given to their needs and their different lifestyle » - V. Cour EDH, G.C. 16 mars 2010, Oršuš et autres c. Croatie, Req. no 15766/03 - Actualités droits-libertés du même jour et CPDH du 17 ; Cour EDH, 3e Sect. 4 mars 2008, Stoica c. Roumanie, Req. n° 42722/02 - Lettres Droits Libertés du 7 mars 2008 ; Cour EDH, G.C. 13 novembre 2007, D.H. et autres c. République tchèque, Req. n° 57325/00).
En l’espèce, cependant, après avoir souligné que les juridictions internes sont “dans une meilleure position pour évaluer les faits dans un cas donné” (§ 55), la Cour estime que les deux ouvrages ne comportaient pas de propos discriminatoires ou insultants en violation de la Convention. S’agissant d’abord du premier livre, il est relevé que l’auteur n’a pas “agi avec mauvaise foi ou dans l’intention d’insulter la communauté Rom” et que son œuvre “était une étude académique qui menait une analyse comparative et se concentrait sur l’histoire et les conditions de vie socio-économiques du peuple Rom en Turquie“ (§ 56 - Sur la liberté d’expression universitaire, v. Cour EDH, 2e Sect. 8 juin 2010, Sapan c. Turquie, Req. n° 44102/04 - Actualités droits-libertés du 8 juin 2010 et CPDH du 9 juin). Et si l’auteur s’est “référé à la représentation biaisée des Roms et a donné des exemples de leur image stéréotypée” telle qu’elle est perçue dans la société turque, il a également cherché à corriger et a critiquer de tels stéréotypes (§ 56). Plus lapidairement encore, la Cour rappelle au sujet du dictionnaire que ses auteurs avaient pris soin d’indiquer dans sa préface que les expressions peu flatteuses et familières comportant le mot « Gypsy » (§ 21) étaient des termes de “nature métaphorique” (§ 57). Aucune violation de l’article 14 combiné à l’article 8 n’est donc retenue ici contre la Turquie (§ 57).
Le raisonnement mené ici par la Cour révèle que si elle est prête à sanctionner des propos discriminatoires, elle refuse d’en faire de même au sujet d’une autre catégorie de propos : ceux qui se bornent à relater l’existence - dans les habitudes sociales ou le langage courant - de stéréotypes visant certaines minorités. Ce faisant, la Cour tâche de ne pas sacrifier, au nom de la lutte contre la discrimination, une autre liberté fondamentale conventionnellement protégée et présente en filigrane dans cette affaire : la liberté d’expression (v. contra l’opinion dissidente commune des juges Tulkens, Tsotsoria et Pardalos qui estiment que rapporter des stéréotypes est en soi “dangereux car ils reflètent ou même induisent une discrimination implicite “, peu importe qu’il y ait eu ou non “intention d’insulter ou d’humilier les Roms” - § 2 et 3 - et s’appuient sur les travaux d’institutions européennes pour souligner la fréquence des actes et propos discriminatoires visant les Tziganes/Roms - § 4 et 5).
Aksu c. Turquie (Cour EDH, 2e Sect. 27 juillet 2010, Req. nos 4149/04 et 41029/04) - En
Actualités droits-libertés du 28 juillet 2010 par Nicolas Gipsy HERVIEU
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