La Persistance du froid, Denis Decourchelle - Quidam Editeur
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 24, mai/juin 2010
S'il est d’usage d’insister sur
la langue et la tonalité jazzistiques des livres de Christian Gailly, que dire
alors de l’écriture de Denis Decourchelle ? Car là où Gailly cabote (et
excelle) entre bop et cool, l’écriture de Denis Decourchelle nous ferait plus
volontiers pencher vers le free.
Ce n’est pas là une simple remarque de type impressionniste, sans doute un peu
facile, mais davantage une observation relative à ce que charrient la
structure, la syntaxe, l’ambition même d’une certaine langue littéraire. Pas
une phrase de La Persistance du froid qui ne s’applique à faire voler en éclat l’inclination instinctuelle
du lecteur pour les plaisirs entendus de la linéarité : tout ici n’est que
renversements, enroulements, démembrements poétiques, changements de postes
d’observation. C’est un parti pris très ambitieux, mais qui ne serait que cela
si nous n’en percevions que la mécanique ou la virtuosité ; or c’est
l’exact contraire qui se produit, et si l’on se perd volontiers dans ces chorus
inaccordables, dans cette manière que l’auteur a de nous faire tourner en rond
ou revenir sur nos pas, de cette lecture nous sortons plus sensibles, émus
d’avoir suivi pas à pas quelques trajectoires humaines qui pourront, c’est
selon, sembler banales ou remarquables, et presque exténués d’y être parvenus.
Il y a bien pourtant quelque chose de réfrigérant dans cette perfection
scrutatrice qui pourrait être une des marques de Denis Decourchelle, et
qu’expliquera peut-être sa pratique professionnelle de l’ethnologie. C’est en
effet une des caractéristiques, et des qualités, de cette narration, d’être
d’une précision rare, chaque image, chaque sensation, chaque intention faisant
l’objet d’un travail narratif et stylistique adéquat, et le plus souvent
magnifique. Quoi qu’il en soit de cette minutie presque maniaque, ce qui sourd
de ce roman (si c’en est un), c’est cette dominante sensible, vaporeuse,
musicale, qu’aucune technicité n’affecte à aucun moment, chaque situation étant
douée d’une incarnation, d’une biographie, d’une réalité. A cette aune, La Persistance du froid est un vrai-faux documentaire sur la vie, magnifiée
et tragique, onirique et prosaïque. Un cheminement dans la poétique de l’homme
tout autant qu’une trouée sociologique et métaphysique, un instantané
ultrasensible de destins particuliers aussi bien qu’une intrusion rêvée dans
les interstices où chacun se sépare et se rejoint. Aussi doit-on se laisser
entraîner, faire preuve d’autant d’empathie que l’auteur lui-même en a
manifestée avec ses personnages, et d’une certaine manière résister à la
tentation de chercher à exhumer un motif linéaire qui, par bien des aspects,
serait le contraire même de la vie.