For, d'Emmanuel Laugier (lecture d'Anne Malaprade)

Par Florence Trocmé

 Sept ans d’écriture dans un carnet — « Paris, février 2002­— Nîmes novembre 2009 » —, temps d’arrêts compris, conduisent à For, dont la couverture, presque intégralement noire, dessine deux rectangles gris élancés, marquages de route évoquant, d’emblée, un trajet accompli la nuit à une certaine vitesse : la poésie comme avancée dans le temps, passage, errance maîtrisée, aller retour incessant, voyage mouvementé, circulation au pays des reflets et des ombres. For, donc, nous fait voyager dans l’extériorité d’un monde, espace-temps menant jusqu’aux lieux et aux moments issus de l’antériorité qui constituent un « je » ici entrecroisé au « tu » doublé d’un « on ». Rappelons que « For » est un substantif issu du « forum » latin, à savoir marché, lieu d’assemblée, barreau, tribunal, tandis que ce radical existe dans le terme grec qui renvoie à l’idée de porter.  
Ce livre, effectivement, porte, déporte, emporte, exporte, rapporte tout un défilé d’images vues-senties, vécues-rêvées. Et tout d’abord les souvenirs et les sensations, les visions, fixes ou mobiles, les expériences, les qualités d’instants qui fondent et soutiennent la conscience et la mémoire de celui qui écrit. Souvenirs d’enfance (le Maroc, les « petits indiens » et le « cowboy en plastique »), souvenirs cinématographiques (Kiarostami, Lynch, Polanski), souvenirs littéraires (Blanchot, Reverdy, Mandelstam), souvenirs et visions photographiques (le Ryöan-ji, temple situé près de Kyoto, et son jardin de pierres) : le for extérieur n’est pas séparable du for intérieur, le paysage étant indissociable d’une émotion qui façonne, en retour, le monde comme une vaste image, ou un temps fixé que l’écriture cadre par le vers et une ponctuation recherchant, toujours, la limite et la découpe. L’usage des parenthèses, des tirets et des crochets évoque ainsi un dispositif régulant la fluidité verbale assignée à des temps de pause répétés. Poésie riche en images, donc, qui, paradoxalement, tente de décliner toutes les nuances du noir : valeur étrange, mate ou brillante, colorée, creuse, épaisse, lisse et réfléchissante, couleur écran — le poème « film abstrait de combinatoires » — à partir de laquelle se conçoivent toutes sortes d’esquisses et de projections mises au point par une langue qui explore la persistance du muet dans l’expérience. « j’écris toujours/dans le noir/et si je lève les yeux rien ne change ». L’apprentissage du temps dans le temps produit une matière massive et compacte, dense et entière, que la langue s’efforce de décomposer en micro éléments verbaux. La vie passe et ne s’arrête pas. Le poème, lui, marche à côté de la vie, prenant la respiration du réel, au croisement de l’espace, de la matière et du temps. Le poème comme marche (degré+avancée) : il monte et parcourt selon une progression maîtrisée. Et lorsque « ça » marche, quelque chose a lieu dans la langue qui analyse et synthétise, ouvre l’expérience du temps et des lieux au travail du verbe dans la syntaxe : ce quelque chose, Emmanuel Laugier peut l’appeler, par exemple, « phrase qui avance », ou « mobilité des graphes ». Phrase déposée et éclairée dans cette suite poétique par le vocable faux jumeau phare, très souvent employé. La phrase, en effet, éclaire la route, le chemin, et adresse, par illuminations et tensions successives, les intermittences d’une voix (r)accordée : raccords entre la nuit et le jour, le je et le tu, l’ici et l’ailleurs, traits d’union entre l’envers et l’endroit, le texte et le croquis, « dessin de la voix/qui vient­— /te prendre par la main ici ». Ce carnet comporte ainsi quelques plans, esquisses et essais calligraphiques qui articulent deux modes d’expression l’un à l’autre, et accordent, par la suite, deux expériences sensitives : la représentation du For nécessite un montage qui segmente l’écriture et le dessin, ce partage déconstruisant les circonstances en autant d’aventures claudicantes et brisées auxquelles ce livre rend raison. La confusion des expériences se dépose en poèmes continués, simples, veillés, qui activent, résonnent, raisonnent, sans jamais écraser le sens ni les sons mémoriels. 
par Anne Malaprade 
 
Emmanuel Laugier, For, Argol, 2010, 254 pages, 19 euros. 
sur le même livre, lire aussi cette note de Yann Miralles