La dernière nouvelle du recueil Fugues de Lauren Groff, De délicieux petits oiseaux, me hante.
Elle se passe pendant l’Occupation, en France. Un groupe de journalistes venus de divers horizons (Amérique, Italie, Russie) se retrouve dans une voiture pour fuir Paris, envahi par les Allemands. Ils sont tiraillés par la volonté farouche de “couvrir les événements” mais également de sauver leur peau. Ils partent alors vers Tours, pour finir par opter pour Bordeaux. La route est longue, compliquée. Rien à manger, la peur au ventre, une scène de bombardement qui les bouleverse, un embouteillage de gens qui fuient. Ils prennent un chemin de traverse et se retrouvent bientôt sans essence bloqués au milieu de nulle part. Manque de chance, l’hospitalité qu’ils trouvent en la personne d’un homme fan du Führer a un prix : Bern, une nuit avec Bern.
Ah oui, je n’ai pas parlé de Bern. C’est pourtant le coeur de l’histoire. Bern, c’est le diminutif de Bernice, une juive américaine qui s’arrange pour faire croire qu’elle est un homme pour être embauchée comme reporter (d’ou le surnom masculin). C’est la seule femme du groupe et, en plus de cela, elle attire les hommes -dont ses compagnons de route- comme un soleil pour des frigorifiés. Elle a des relations peu claires avec Parnell, mais dédaigne l’autre américain, Frank, entretient une amitié vaguement maternante avec Lucci l’italien, et repousse avec respect Viktor (qui a eu le tort de la demander en mariage alors qu’elle allait se donner à lui), le russe, probablement le plus amoureux d’elle.
Il est fasciné par elle : “Jusque dans ses moindres gestes, elle était la femme du futur, une femme à la démarche hautaine, qui jurait, s’élançait la tête la première, flamboyante, dans l’enfer de la guerre, qui se montrait aussi courageuse, aussi coriace qu’un homme, appréhendait sans ciller les diarrhées nerveuses des soldat du front, parlait fort, d’un ton sans réplique, essuyait les morceaux de matière grise sur ses chaussures avant de poursuivre son chemin sans hâte. Quand il la regardait, Viktor voyait l’avenir, et c’était joli, propre, aussi équitable que les choses pouvaient l’être entre hommes et femmes, entre prolétaires et patriciens.”
Le portrait de la jeune femme est extrêmement bien fait, profond, nuancé, mystérieux. On comprend qu’elle n’a pas de problèmes avec le fait de partager son corps. Elle fait l’amour facilement, parfois comme un don, une récompense, une consolation, un prolongement de l’amitié. Ce qu’elle veut, c’est être libre. Pas d’engagement.
Alors, quand elle se retrouve monnayée pour que l’homme les laisse partir, sa capacité de don est testée. Elle refuse tout net évidemment (coucher avec un ennemi des juifs ?), Viktor n’envisage même pas la possibilité qu’elle accepte. Mais, enfermés et affamés dans une grange, le temps passant, certains craquent : “Allez, ma belle. Fais-le, passe là-dessus, et on pourra s’en aller.” ou “Mais putain, Bern, pourquoi tu le fais pas ? Tout le monde sait que tu es une traînée.”
Tout bascule au moment où Viktor, le vrai soutien de Bern, lâche la femme qu’il aime car il apprend qu’il est quasiment le seul avec lequel elle n’ait pas couché dans cette grange. Il se sent alors complètement insulté. Il ne comprend pas. Il souffre. Alors, Bern cède.
Ce qu’elle fait pour se sauver, elle et ses comparses, est éludé. Sa souffrance aussi. Elle apparaît comme punie de sa facilité à se donner aux hommes (qui est ce qui la condamne et ce qui les sauve). Alors même qu’elle s’était refusée à Viktor. Il est trop simple pour comprendre que finalement, son refus était peut-être la plus grande protection qu’elle s’accordait et/ou la plus grande preuve d’amour qu’elle pouvait lui donner.
Image tirée du film Les Égarés, d’André Téchiné.