"Démon" Thierry Hesse. Roman. Editions de l'Olivier, 2009.
Pour cette huitième édition, le Prix des Lecteurs du télégramme a été attribué, on le sait, à David Foenkinos pour son roman : « La délicatesse », choix que je ne conteste pas mais que j’aurais préféré voir attribué à « Démon » de Thierry Hesse, un ouvrage qui m’est apparu comme l’œuvre la plus puissante et la plus audacieuse qui nous ait été présentée lors de cette sélection 2010.
Voici en effet un roman au souffle épique qui va retracer en un effrayant ballet la grande et la petite Histoire, des purges staliniennes des années 1930 aux massacres contemporains de Grozny en passant par les attentats du 11 septembre 2001. On y croisera plus de 200 personnages, réels ou fictifs, qui jouèrent, ou jouent encore, à plus ou moins grande échelle, un rôle dans le destin de ce XXème siècle particulièrement brutal, et de ce début du XXIème qui ne s’annonce guère meilleur.
Le personnage central et narrateur de ce récit s’appelle Pierre Rotko, reporter pour un grand journal parisien, hospitalisé après avoir reçu une balle dans la jambe à Grozny.
Cette immobilisation forcée va être l’occasion pour Pierre Rotko de retracer les évenements qui l’ont poussé à se rendre en Tchétchénie et d’y croiser la trajectoire d’une balle tirée par un sniper.
Tout a commencé après la mort de sa mère lorsque son père, Lev Rotko, avocat parisien, après de longues années de silence, a commencé à évoquer son passé et à raconter à Pierre les circonstances qui l’ont amené à arriver clandestinement à paris en 1953. C’est ainsi que Pierre Rotko va découvrir ses origines en prenant connaissance du destin de ses grands-parents paternels, Franz et Elena, juifs de Stavropol, dans le nord du Caucase, qui dès les premières années de leur mariage, dans les années 1930, vont être stigmatisés par le pouvoir stalinien du fait de leur judéité, persécutions qui atteindront leur summum lorsque le IIIème Reich envahira la Russie et mettra à exécution, ici comme ailleurs, son plan d’élimination à échelle industrielle des juifs.
Avant de disparaître à tout jamais dans l’horreur des camps de la mort, Franz et Elena ont pu mettre à l’abri chez des amis leur fils unique, Lev, qui survivra à la barbarie nazie pour mieux endurer par la suite la barbarie stalinienne qui, après comme avant la 2ème guerre mondiale ne cessa de persécuter ses minorités : juifs, ingouches, tatars, etc… en organisant pogroms et déportations à grande échelle. C’est quand s’éteindra le « petit père des peuples » que Lev Rotko, profitant d’un heureux concours de circonstances et de l’hébétude créée par la mort du dictateur communiste, passera à l’ouest pour se retrouver à paris et embrasser une carrière d’avocat.
De ces années qui ont vu la disparition de ses parents dans l’enfer de la déportation jusqu’à sa fuite vers l’ouest, Lev Rotko s’avérera peu disert jusqu’à la mort de sa femme où il entamera alors le récit de ses origines qu’il confiera à son fils avant de se suicider.
Profondément marqué par cette histoire familiale et soucieux d’en savoir plus, Pierre Rotko, qui en sa qualité de reporter a écumé nombre de pays en guerre, notamment en Afrique, va tenter d’en savoir plus sur ses grands-parents, Franz et Elena, se demandant comment ils ont pu s’aimer, se marier, avoir un enfant et vivre dignement au milieu de toutes les atrocités de leur époque jusqu’au moment où la dernière étincelle d’espoir s’éteignit à tout jamais.
Où trouver, en ce début du XXIème siècle, un lieu qui soit en quelque sorte comparable au Stavropol de ces années 1930-1940, un lieu où la peur est omniprésente et où chaque geste de la vie quotidienne est marqué du sceau de la terreur et de la mort violente ? La tchétchénie.
C’est en effet à Grozny que va se rendre Pierre Rotko car pour lui les tchétchènes vivent le même destin que les Juifs d’Europe pendant la première moitié du XXème siècle, persécutés dans l’indifférence générale :
« Bien entendu, depuis 1942, il y avait eu sur la planète d’autres victimes. De par mon métier, j’en avais été plusieurs fois le témoin. Cependant, était-ce parce que Grozny est à côté de Stavropol, parce que la force des uns et la faiblesse des autres, comme dans l’histoire des Juifs, sont tellement inégales là-bas, je ne doutais plus que les Tchétchènes fussent les Juifs d’aujourd’hui, même si, en l’écrivant, en y pensant seulement, je devinais combien cette opinion me serait reprochée ».
C’est donc à une véritable immersion dans l’Histoire du XXème siècle, ainsi que les conséquences de cette Histoire sur notre présent et notre avenir, qui nous sont contées ici. Mêlant habilement faits réels et fictionnels, Thierry Hesse nous livre une multitude de clés susceptibles de nous faire mieux appréhender l’actualité des conflits qui ravagent aujourd’hui encore notre monde contemporain.
On découvrira aussi et surtout dans cette œuvre une fresque monumentale et épique, une tragédie humaine que n’auraient pas renié Tolstoï et Vassili Grossmann.
Grozny-Tchétchénie. Photo : Laurent Van der Stockt / Gamma