Comment le sida a changé la culture sexuelle du Cambodge
Apparu au Cambodge au début des années 90, le virus du sida a contraint la société à vaincre certains tabous pour apporter une réponse adaptée à la menace. Premier volet de notre dossier consacré à l'impact du sida sur l'évolution des moeurs cambodgiennes.
Dernière campagne d'affichage du ministère de l'Education dans les lycées
L’épidémie du sida, et les campagnes de prévention qui tentent de l’endiguer, a profondément modifié la culture sexuelle de nombreux pays. En Occident, elle a coïncidé avec l’irruption dans l’espace public d’un des derniers tabous : l’homosexualité. Au Cambodge, l’apparition du virus au début des années 90 a plus largement fait émerger la question de la sexualité, jusque-là confinée à des sphères sociales très restreintes.
Au milieu des années 90, la campagne “100% condom”, qui vise à rendre l’usage du préservatif systématique dans les maisons closes, s’accompagne d’une reconnaissance publique de la fréquentation massive et régulière de prostituées. La campagne porte ses fruits et une autre question, autrement plus délicate, s’impose peu à peu aux décideurs et aux donateurs : celle de la sexualité des jeunes. Longtemps taboue, cette réalité constitue un véritable défi dans un pays qui tente de se construire une identité moderne autour d’une “tradition khmère” érigeant la vertu de ses filles en fierté nationale.
Première partie de notre dossier sur l’évolution des mœurs avec un article consacré à l’impact du sida sur la reconnaissance publique de la sexualité des jeunes. Deuxième volet la semaine prochaine avec un reportage dans un lycée de Phnom Penh.
Extrait du nouveau manuel des enseignants du secondaire
Une jeune lycéenne à couettes, jupe plissée marine et chemisier immaculé de rigueur, vous regarde d’un air lutin en portant à ses lèvres un stylo. Sous la photo on peut lire : “Sais-tu comment on attrape le sida? Appelle la hotline Inthanou au 012 999 009”. Cette affiche, placardée dans plusieurs lycées du royaume, est la dernière campagne de prévention initiée par le ministère de l’Education avec la collaboration de l’Unicef. Pour qui en est resté à l’image d’un Cambodge arc-bouté sur ses traditions et la supposée chasteté prémaritale de ses filles, l’audace de cette image peut surprendre. Elle illustre la véritable “révolution culturelle” qu’a dû opérer la classe dirigeante pour répondre à la menace posée par le sida au cours de la décennie passée. L’espièglerie de cette adolescente - et sa sexualité implicitement admise - entre en pleine collision avec le discours dominant sur la “tradition nationale” (propeyni chiet), dont l’un des piliers repose sur la timidité et la virginité des filles non mariées.
Identité nationale
L’idéal vers lequel doit tendre toute jeune fille khmère a été formalisé dans les chbap srey, ces codes de conduite qui servent aujourd’hui encore de référent dès qu’il s’agit de rappeler ce qui fonde l’identité khmère : cette femme parfaite (srey kroup leakhéna) doit être chaste avant le mariage, naïve, innocente sexuellement, timide avec les hommes et marcher en faisant en sorte que “ses hanches ne se balancent pas”. Si les hommes sont eux aussi censés rester vierges jusqu’au mariage, ils bénéficient à l’évidence d’une tolérance bien plus grande. Un proverbe illustre ce double standard sexuel - “Les hommes sont comme l’or, les femmes comme le tissu” - selon lequel la dignité des garçons reste intacte en toutes circonstances, tandis que celle des filles portera à jamais la souillure de leurs écarts.
Si ce modèle théorique trouve son origine dans l’histoire ancienne du royaume, il a été largement revitalisé - “réinventé” selon la sociologue cambodgienne Chou Meng Tarr(1) - au sortir des années de guerre, alors que le royaume tentait de se forger une identité culturelle propre le distinguant de ses deux envahissants voisins. La jeune fille khmère, vertueuse et innocente, sera ainsi le négatif de sa voisine viêtnamienne, réputée experte en jeux érotiques. Deuxième antimodèle, plus redouté car culturellement plus proche : les débordements nocturnes et la révolution sexuelle en cours à Bangkok. “La petite classe moyenne cambodgienne et les élites politiques sont extrêmement conscientes des problèmes que pose la révolution de la jeunesse du royaume voisin. Dès lors, à travers la promotion de ce qui est perçu comme des pratiques ‘traditionnelles’ de la culture cambodgienne, comme la chasteté prémaritale des femmes, elles tentent de différencier le Cambodge et la culture cambodgienne de la thaïe”, écrivait en 2003 Graham Fordham(2).
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Extrait du nouveau manuel des enseignants du secondaire
“Nouveau Pol Pot”
Un des exemples les plus frappants de cette divergence revendiquée entre deux pays pourtant culturellement proches : la représentation qu’ils se font des reines de beauté. Si les autorités thaïes tentent de transformer les concours de miss Univers en véritable cause nationale afin d’alimenter les fantasmes des touristes occidentaux, Hun Sen a lui catégoriquement refusé d’organiser l’élection de miss Cambodge l’an dernier pour une simple question de bon sens : “montrer sa culotte” n’est pas un motif de “fierté nationale”.
Mais en matière de sexualité, ce n’est pas tant la réalité des pratiques qui est en cause que leur irruption dans le domaine public : il n’est qu’à se rendre dans le premier beergarden ou le dernier karaoké venu pour se rendre compte qu’exhiber sa petite culotte n’est pas pour autant une honte nationale, pourvu que cela reste discret. Conséquence de ce hiatus entre discours et réalité : “A l’exception de quelques personnes - essentiellement impliquées dans le domaine du sida - il existe un important ‘déni officiel’ de l’activité sexuelle des jeunes non mariés”(3), qui a longtemps constitué un frein à une réponse adaptée à l’épidémie.
Ce réflexe puritain visant à protéger l’identité nationale contre une menace extérieure, ou vécue comme telle, ne date pas d’hier. En 1975, Norodom Sihanouk n’avait pas de mots assez durs pour décrire la République de Lon Nol, soutenue par Washington, qualifiée de “Sodome et Gomorrhe” cambodgien, en référence à la supposée décadence de la jeunesse d’alors. La première réponse à l’apparition du sida n’a pas échappé à cette diabolisation. Le relâchement des mœurs - et le virus qui le sanctionne - étant attribués aux influences étrangères (forces de l’Apronuc, populations frontalières mobiles, tourisme sexuel et propagation de la pornographie), la préservation de la culture khmère a tout d’abord été défendue comme une stratégie pour lutter contre ces menaces. Mais l’ampleur du danger que faisait planer le VIH sur un peuple obsédé par sa disparition et sortant à peine de la folie suicidaire du régime khmer rouge a finalement suffi à ériger le sida - désormais comparé à un “nouveau Pol Pot” - en cause nationale.
Révolution dans les programmes scolaires
Une prise de conscience qui s’est concrétisée cette année avec l’entrée officielle du sida et de la “santé reproductive” dans les programmes scolaires. L’innocence sexuelle des jeunes Cambodgiennes n’est plus qu’un lointain souvenir : les lycéennes en savent aujourd’hui bien plus sur leur corps et celui de leur futur partenaire que leur mère au même âge. Et cette révolution culturelle n’est plus le fait d’ONG occidentales isolées. L’éducation sexuelle des jeunes Cambodgiens est aujourd’hui assumée par le ministère de l’Education lui-même, directement par le biais des enseignants, ou indirectement en coordonnant l’action des ONG qui travaillent sous son contrôle.
Avant d’atteindre les élèves, il a fallu former quelque 100 000 enseignants, le plus gros contingent de fonctionnaires du royaume, ainsi que les 6 000 professeurs diplômés chaque année. Les tout nouveaux manuels des enseignants explorent donc en détail, et sans tabou, des questions allant de l’usage du préservatif à la transformation du corps des adolescents, photos anatomiques et schémas explicatifs à l’appui. Le manuel des futurs enseignants du secondaire comporte même des dessins de fellations (ci-dessus), de sexes en érection ou encore des photos d’organes génitaux illustrant l’éventail des maladies sexuellement transmissibles disponibles au Cambodge.
Dès le primaire, les enfants du royaume sont initiés à la santé reproductive afin de compenser l’indigence du discours parental. Il s’agit, dans le contexte cambodgien, d’atteindre les 46% d’enfants qui quittent les bancs de l’école avant le secondaire, dont une majorité de filles, ainsi que la proportion non négligeable d’adolescents en âge d’avoir des relations sexuelles encore scolarisés dans le primaire. A partir de la classe de 9e (14-15 ans), les élèves du secondaire passent à l’étape supérieure : ils manipulent, en classe et devant leurs petits camarades, des pénis en bois pour se familiariser avec l’utilisation du préservatif. Le ministère coordonne enfin la formation d’“élèves relais”, chargés de porter la bonne parole dans leurs classes. Ces lycéens, dont nombre de filles, assument avec le plus grand sérieux un vocabulaire fortement connoté qui ferait rougir leurs propres parents, explique un fonctionnaire du ministère chargé de la prévention dans le système scolaire : “Ces élèves parlent de sexe et manipulent des pénis en bois sans la moindre honte. Leurs parents, voire des gens du ministère, sont bien plus choqués. Le ministère sait que cela a un impact sur la tradition, mais notre devoir est de protéger les jeunes, même si ça en dérange certains...”
Entre tradition et transition
Malgré le pragmatisme dont fait preuve le gouvernement, le discours officiel demeure en effet nettement plus prudent. Si la campagne “100% condom” dans les maisons closes s’est accompagnée d’une reconnaissance de l’ampleur du phénomène de la prostitution, la question de la sexualité des jeunes, au cœur de cette identité khmère “réinventée”, reste taboue. Rares sont aujourd’hui les fonctionnaires à oser admettre publiquement que de plus en plus de lycéennes, notamment en ville, ont une vie sexuelle. Hor Bun Leng, secrétaire général adjoint de l’Autorité nationale de lutte contre le sida (ANS), fait partie de ceux-là. “Les comportements changent très vite. Les gens s’embrassent dans la rue, ce n’était pas dans notre culture il y a encore cinq ans. Selon nos études, une majorité de jeunes ont des comportements à risque. On estime à 40% les lycéens qui ont une copine, 15% pour les filles du secondaire. Mais les parents pensent toujours que leurs enfants se comportent comme eux au même âge. C’est une grosse erreur. Les jeunes ont beaucoup changé, et notre réponse n’est toujours pas adaptée. Ce serait bien de respecter nos traditions, mais on ne peut pas revenir dix ans en arrière. Certains dictons comme ‘l’homme est d’or, la femme est de tissu’ sont mauvais. L’ignorance sur les choses du sexe, qui est au cœur de l’image de la femme khmère, doit changer.”
Si ce responsable est l’un des rares à estimer que la tradition doit parfois s’effacer devant l’épreuve des faits, la construction d’une culture sexuelle prise entre tradition et transition confine chez beaucoup à un début de schizophrénie. Le dogme de la préservation de “l’identité nationale”, martelé comme une incantation, demeure le seul discours audible, au risque parfois de sonner un peu creux. Tous les documents officiels du ministère de l’Education qui avalisent l’introduction du sida et de l’éducation sexuelle dans les programmes scolaires se terminent ainsi par cette phrase : “Dans le respect des normes culturelles et traditionnelles du Cambodge”. Une litanie qui fait bien plus penser à un vœu pieu censé sauver les apparences qu’à une véritable directive.
Autres exemples des tourments qui agitent le ministère : les clichés d’organes génitaux présentés dans le manuel des profs du secondaire ont été retirés au dernier moment des manuels suivants, qui n’étaient pas encore sous presse, raconte, amusé, un fonctionnaire de l’Education. Un “haut fonctionnaire du ministère” a par ailleurs décidé in fine de censurer dans ce même manuel un dessin illustrant le retrait du préservatif après l’amour au motif qu’on apercevait les jambes de la partenaire (voir ci-contre). Le diable se niche dans le détail. Il a fait apposer sur l’image une feuille de vigne des plus appropriées : un imposant tampon marqué “AIDS”.
Pragmatisme
Malgré ces quelques sursauts pudibonds, les acteurs travaillant auprès du gouvernement dans la lutte contre le sida ne peuvent que se réjouir du pragmatisme des autorités. “C’est un sujet extrêmement délicat pour un ministère structurellement conservateur dont la mission consiste à transmettre des normes traditionnelles. Il ne s’agit pas de construire des écoles...”, reconnaît Patrick Duong, conseiller du Pnud auprès du ministère de l’Education. “Mais si les référents, les mécanismes demeurent ancrés sur un socle conservateur, le ministère s’ouvre progressivement. Il y a encore deux ans, il était hors de question de parler de préservatifs à l’école. Aujourd’hui, c’est entré dans les mœurs du secondaire, et même pour les enfants des rues. Le discours officiel reste prudent, mais il y a une ouverture dans les faits : aujourd’hui, le ministère envoie des représentants dans les groupes de travail sur les MSM (“Men who have sex with men”), c’est nouveau!”
Loin de l’image d’un Cambodge immobile et engoncé dans ses traditions, c’est la rapidité de l’évolution des politiques sur les questions ayant trait à la sexualité qui frappe. Le gouvernement menant depuis 1979 une politique pronatale, la contraception est restée illégale jusqu’en 1993. Deux ans plus tard, les autorités adoptent une politique d’espacement des naissances qui se traduit par le début de la diffusion de moyens de contraception et d’informations sur le sujet. En 1997, enfin, l’Assemblée nationale adopte une loi légalisant l’avortement, tenue pour une des plus libérales d’Asie (l’avortement n’était jusque-là autorisé que pour sauver la vie de la mère). Peu de pays ont dû opérer une mue culturelle aussi radicale en l’espace d’une décennie.
Du génital au relationnel
Faut-il s’en étonner? Les critiques les plus virulentes visant la crudité des messages de prévention destinés aux jeunes ne viennent pas d’officiels cambodgiens. Jean-François et Myriam Frys, fondateurs de Karol et Séta, une ONG travaillant auprès de jeunes dans le domaine de la santé reproductive, s’insurgent contre l’aspect purement “génital” de ces campagnes. “Le Cambodge a eu une réponse très rapide, sans tabou. Le côté positif, c’est que ça a libéré la parole, reconnaît Jean-François Frys. Mais l’urgence a mis l’accent sur l’aspect génital. Les jeunes sont pris dans une tenaille sida-préservatif. On a complètement délaissé le côté relationnel. Ces campagnes ont commencé dans les populations à risque, dans les lieux de prostitution, mais on a étendu le même message sanitaire à l’ensemble de la population, sans l’adapter. En substance, on leur dit : ‘du moment que vous mettez une capote, peu importe ce que vous faites’. C’est le programme 100% capote étendu à toute la population. Résultat, quand on demande à des jeunes ce qu’ils pensent de quatre mecs qui couchent avec une fille en mettant un préservatif, ils répondent : ‘pas de problème, il y a une capote’”, explique-t-il avant d’illustrer son propos par une affiche représentant une bande de copains au restaurant barrée du slogan : “Sra/Srey/Sraom” (alcool, filles, capotes). “Cela renforce le machisme ambiant, déplore-t-il : on apprend aux filles à négocier une capote, mais pas une relation”.
Fabrice Lorantin, responsable de la prévention du sida à l’Unicef, défend lui une approche pragmatique adaptée à la réalité locale, à une époque où les publicités montrent un mode de vie où la reconnaissance sociale de la sexualité est la norme. “Cette affiche [Sra/Srey/Sraom] est très efficace. On a une approche marketing, on vend de l’info. C’est la même chose pour l’affiche de la lycéenne [évoquée au début de cet article] : dans les pubs à la télé, les filles sont de plus en plus coquines”, fait-il valoir. S’il reconnaît que le message sanitaire du programme “100% préservatifs” a été étendu à l’ensemble de la population, Patrick Duong, conseiller du Pnud auprès du ministère de l'Education, met également en avant la nécessaire efficacité de ces campagnes : “Les enfants ne sont pas sensibilisés sur le long terme. Il faut donc que le message porte sur l’essentiel, même si on laisse de côté l’aspect relationnel”.
Face à la double menace du sida et de l’ébranlement de la tradition, le gouvernement a su concilier pragmatisme et vérités de façade. Entre 1997 et 2007, le taux de prévalence chez les prostituées du royaume est officiellement tombé de 40% à 20%. Face à ce succès, la même recette a été adoptée pour les campagnes de prévention visant la jeunesse. Mais alors que “sous la pression des événements et des donateurs, la réalité des faits et les discours officiels, concernant la prostitution, se sont mis à coïncider”(4), des réticences culturelles et politiques demeurent à évoquer publiquement la sexualité des jeunes. Rares sont les études statistiques approfondies à faire état d’une augmentation de l’activité sexuelle de la jeunesse urbaine(5), en pleine mutation, un sujet sensible autour duquel est pudiquement entretenu le plus grand flou. (Suite vendredi prochain)
Soren Seelow - http://www.cambodgesoir.info/
(1) Chou Meng Tarr, Study of contextual factors affecting risk-related sexual behaviour among young people in Cambodia, 1996.
(2) Adolescent reproductive health in Cambodia, Graham Fordham, janvier 2003
(3) Idem
(4) Anne Guillou, “Promotion de la femme et sexualité conjugale en temps de sida. Le principe de coupure chez les Cambodgiennes instruites”, in Sociétés asiatiques face au sida, l’Harmattan
(5) A l’exception de l’étude de Chou Meng Tarr (note 1), publiée il y a déjà plus de dix ans, qui privilégie une approche qualitative faisant état d’une proportion élevée de jeunes Cambodgiens sexuellement actifs, mais qui ne fournit aucune donnée statistique.