Jean-Baptiste Blin de Fontenay (Caen, 1653-Paris, 1715),
Vase doré, fleurs et buste de Louis XIV, 1687.
Huile sur toile, 190 x 162 cm, Paris, Musée du Louvre.
Élisabeth Jacquet de La Guerre est sans doute une des figures les plus attachantes et les plus singulières d’un Grand Siècle
où la place réservée aux femmes dans le domaine musical, quelque brillante qu’elle fût, se cantonnait généralement au rôle d’interprète. Claveciniste virtuose, elle fut la première à embrasser
une carrière de compositrice, laissant un nombre d’œuvres certes restreint mais de grande qualité, dont on connaît surtout aujourd’hui la partie dédiée à son instrument. C’est dire si on fera
fête au récent disque de l’ensemble La Rêveuse, publié par Mirare, qui explore avec une indéniable réussite ses moins fréquentées Sonates pour violon, œuvres qui avaient, à l’époque de leur
composition, valeur de manifeste.
Les cloisonnements qui persistent encore, du moins en France, dans l’étude des différentes formes d’expression artistique
ne permettent pas toujours, en effet, de mesurer à quel point chacune d’entre elles constitue une réponse à une problématique commune. Ainsi, dès les années 1640, la volonté, aiguillonnée par
le pouvoir, de lutter contre l’hégémonie italienne ne touche pas seulement la peinture ou la sculpture ; les musiciens cherchent aussi à élaborer un art que l’on dira, au prix d’une forte
simplification, « national », tout en intégrant, souvent sous le manteau pour éloigner tout soupçon de pacte avec l’adversaire, les nouveautés ultramontaines. Les feulements de ceux
qui investissent la musique d’une universalité qu’elle n’a pas mais constitue, en revanche, une excellente excuse pour ne pas en questionner les enjeux, ne devraient jamais faire oublier
qu’elle revêt souvent, comme tous les autres arts, une réelle dimension politique. Ainsi, écrire des sonates en France au tournant du XVIIe siècle était tout sauf un acte innocent.
C’était, en mettant ses pas dans ceux de Corelli, être à la pointe de l’actualité musicale, mais s’exposer également aux foudres d’une large frange conservatrice des amateurs, gardienne
autoproclamée de la tradition française et prompte à fustiger « l’ordinaire des Italiens qui croiroient n’avoir pas fait une belle Sonate s’ils ne l’avoient farcie de vitesses très
souvent extravagantes et sans aucune raison que leur fantaisie, et de chicotis perpétuels plus propres à écorcher l’oreille qu’à la flatter ». Paradoxalement, c’est dans le
Catalogue des livres de musique… de Sébastien de Brossard (1655-1730) qu’on trouve ce sévère jugement, alors que le goût pour les archives de ce grand amateur de musique italienne a
permis à maintes œuvres de parvenir jusqu’à nous, et plus particulièrement les premiers essais français de sonates, signés par lui-même et par la fine fleur de la génération musicale alors
montante : François Couperin, Jean-Féry Rebel, Élisabeth Jacquet de La Guerre.
Issue d’une famille parisienne de facteurs d’instruments et de musiciens, Élisabeth, fille de l’organiste
Claude Jacquet, a passé la majeure partie de sa vie en l’Île Saint-Louis, où elle a probablement été baptisée le 17 mars 1665. Précocement douée, ses talents de claveciniste lui valent de jouer
à la Cour dès l’âge de cinq ans et d’y demeurer quelques années dans l’entourage de Madame de Montespan. Mariée avec l’organiste Marin de La Guerre en 1684, « la petite
Jacquet » déploie une intense activité de pédagogue et d’instrumentiste, mais aussi de compositrice. Son Premier Livre de Pièces de Clavessin paraît en 1687, suivi, en 1694,
par la représentation de sa tragédie lyrique Céphale et Procris, qui se solde par un échec. Après 13 ans de silence, durant lesquels elle compose, vers 1695, ses six premières sonates
qui survivent en manuscrit grâce à Sébastien de Brossard, Élisabeth Jacquet de La Guerre, veuve depuis 1704, donne à la publication un recueil de Six Sonates pour le Viollon et pour le
Clavecin (1707) jouées avec succès à la Cour, au « petit couvert » ; elles lui valent, d’après le Mercure galant, « beaucoup de loüanges » de la
part de Louis XIV qui ajoute « qu’elles ne ressembloient à rien. (…) Le Roy avoit non seulement trouvé sa Musique très-belle ; mais aussi (…) originale, ce qui se trouve
aujourd’huy fort rarement. » Suivront deux livres de cantates en 1708 et 1711, puis un dernier vers 1715, seul ouvrage publié de la compositrice qui ne soit pas dédié à Louis XIV, un
souverain auquel de son propre aveu, elle a « appris à consacrer toutes [ses] veilles.» Aucune autre musique d’Élisabeth Jacquet de La Guerre n’est connue après l’année de la mort
d’un monarque pour lequel elle nourrissait visiblement une admiration respectueuse où entrait sans doute aussi un peu de tendresse. Elle meurt rue des Prouvaires, dans la paroisse
Saint-Eustache, le 27 juin 1729.
Les cinq sonates – les deux pour violon du manuscrit de Brossard et trois du recueil de 1707 – choisies par La Rêveuse dans le
cadre de cette anthologie illustrent parfaitement la fascination qu’exerçaient sur les musiciens français la théâtralité assumée et la liberté pleine de feu de la musique italienne. Cette
fièvre, manifeste dans la vivacité des mouvements rapides comme dans l’usage de traits virtuoses et de chromatismes marqués, est néanmoins tempérée par des éléments très français. Formellement,
on note, par exemple, l’utilisation de rythmes pointés et de danses (sarabande et gavotte de la Sonate en la mineur n°2), mais aussi une présence affirmée de la viole de gambe,
instrument obligé auquel Élisabeth Jacquet de La Guerre réserve des passages solistes (Aria de la Sonate en fa majeur, entre autres), et, dans l’esprit, une retenue, voire une pudeur
ombrée de mélancolie (Aria de la Sonate en ré mineur), qui parlent le même langage que les œuvres picturales du temps. Les interprètes doivent donc, pour rendre parfaitement cette
musique, faire preuve de grandes qualités d’équilibre, afin qu’aucune de ces deux tendances ne prenne le pas sur l’autre.
La Rêveuse (photographie ci-contre), qui regroupe de talentueux musiciens rompus aux exigences du répertoire baroque, fait revivre cette musique avec un brio et une
intelligence qu’on ne peut que saluer. Un des nombreux points forts de l’interprétation de cet ensemble est justement de faire sentir tout ce que la musique d’Élisabeth Jacquet de La Guerre
doit à l’Italie mais aussi son profond enracinement dans la sensibilité française. Les mouvements rapides sont vigoureux, enlevés, brillants, tandis que les plus modérés se déploient avec une
tendresse et une émotion touchantes jusque dans leur réserve, voire, dans les Grave introductifs, une solennité dont aucune lourdeur ne vient empeser la marche. La clarté des textures
et la fermeté de l’articulation permettent de percevoir toute la richesse des sonates sans que l’attention portée au plus petit détail affecte la cohérence globale des œuvres. Stéphan Dudermel
au violon et Florence Bolton à la basse de viole, qui illumine également les deux pièces de Jacques Morel offertes en complément de programme, se révèlent techniquement très affûtés et soucieux
de caractériser chacun des mouvements avec autant de précision que de sensibilité. Ces deux excellents solistes s’appuient sur un continuo impeccablement réalisé, mené par Benjamin Perrot, que
l’on peut aussi entendre, sur ce disque, dans une vision pleine de subtilité de la transcription pour théorbe des Sylvains de François Couperin par Robert de Visée, avec un sens très
sûr du mouvement et de la couleur, jamais intrusif, mais d’une remarquable inventivité quant à la structuration et à l’avancée du discours. Qu’il adopte la déclamation du théâtre ou le murmure
de la confidence, cet enregistrement de La Rêveuse, en ce qu’il semble avoir profondément saisi toutes les dimensions, rhétoriques, historiques, émotionnelles, de la musique d’Élisabeth Jacquet
de La Guerre délivre une splendide impression d’évidence et de naturel, qui emporte sans peine l’adhésion de l’auditeur.
Je vous recommande donc chaudement ce magnifique enregistrement, qui se hisse, à mon avis, parmi les meilleurs jamais
consacrés à Élisabeth Jacquet de La Guerre. Il permet de découvrir ou de redécouvrir la musique de cette fascinante compositrice dans des conditions proches de l’idéal et confirme La Rêveuse
comme un ensemble à suivre avec la plus grande attention.
Élisabeth Jacquet de La Guerre (1665-1729), Sonates pour violon, viole obligée & basse continue
(+ Jacques Morel, Prélude, Le Folet, et Robert de Visée, Les Sylvains d’après François Couperin)
La Rêveuse :
Stéphan Dudermel, violon, Florence Bolton, basse de viole, Bertrand Cuiller, clavecin & orgue, Emmanuel Mandrin,
orgue.
Benjamin Perrot, théorbe, guitare baroque & direction
1 CD Mirare [durée totale : 66’22”] MIR 105. Ce disque peut-être acheté en
suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Sonate II en la mineur pour violon, viole de gambe obligée et orgue (c.1695) :
Grave
2. Sonate IV en sol majeur pour violon, viole obligée et basse continue (1707) :
Presto – Adagio
3. Sonate I en ré mineur pour violon, viole obligée et basse continue (1707) :
Aria
4. Sonate III en fa majeur pour violon, viole obligée et basse continue (1707) :
Presto
5. Sonate I en la mineur pour violon, viole de gambe obligée et orgue (c.1695) :
Allegro – Aria (Affettuoso) – Adagio
Illustrations complémentaires :
Jean Baptiste Oudry (Paris, 1686-Beauvais, 1755), Nature morte au violon, sans date. Huile sur toile, 102 x 87 cm,
Paris, Musée du Louvre.
François de Troy (Toulouse, 1645-Paris, 1730), Portrait présumé d’Élisabeth Jacquet de La Guerre, c.1704. Huile sur
toile, Londres, collection privée.
La photographie de l’ensemble La Rêveuse est d’Anne-Marie Berthon, utilisée avec permission.