Certains titres sont si énigmatiques qu’ils suscitent chez moi une méfiance naturelle. Pas toujours fondée, je le reconnais. Le sabador, ça vous parle ? L’homme dans les régions sérères du Sénégal. C’est au travers de deux jumelles que Sokhna Benga nous fait découvrir l’emprise du pouvoir patriarcal sur la destinée des femmes de ces contrées rurales et semi-urbaines de ce pays.
Mayé et Ngoye sont les deux filles jumelles de Baye Mayecor, le vieux sabador, notable de la place, à savoir de Bomaté, une bourgade sénégalaise. Ce sont deux adolescentes que le lecteur découvre au début de l’ouvrage. L’une, Mayé, est effrontée, arrogante, insoumise aux règles de la collectivité, et au diktat patriarcal. Tout est transgression de l’interdit, révolte permanente chez elle. Le yin. L’autre, Ngoye, est l’incarnation du modèle de la femme stoïque, éprise du désir de se conformer aux bonnes mœurs du groupe. Le yang. L’une est honnie, l’autre célébrée, et c’est par une forme de rivalité que sont unis ces deux personnages. Vous voyez se planter le décor quelque peu manichéen.
Elles vont devoir affronter en fonction de leurs ressources propres les affres du pouvoir paternel, de la domination de l'époux, la folie de la passion amoureuse, la tourmente, la désillusion, la haine, l’amitié. Car si Mayé est mariée à son insu à un patriarche certes fortuné mais qui pourrait être son grand-père et pour corser l'équation s'avère être le père de l'homme qu'elle aime, Ngoye suit un bel homme dans son village frappé par la sécheresse et la famine pour être sa seconde épouse. Elles vont avoir le soutien peu conventionnel d’un djinné (ou djinn, génie) dans leur infortune.
C’est le 2ème aspect de ce roman qui, s’il nous parle beaucoup de la condition de la femme, de la capacité qu'elles ont ou non à se défaire du joug séculaire du pouvoir patriarcal, Sokhna Benga allie à tout cela le fantastique sérère, peuplé de djinns de toutes sortes. Ce qui donne à ce livre une construction très particulière, à la fois complètement dans une lecture très concrète voire rationnelle des événements, avant de laisser les personnages s’empêtrer dans les sables mouvants de croyances qui les délestent les individus de toute forme de responsabilité propre.
Ce roman heurte aussi par les relations de ces femmes avec leurs hommes. Sokhna Benga se refuse à les libérer de leur emprise, de leur violence, de leur inconstance. Ce qui donne au texte, malgré quelques longueurs, et des sentiments souvent remâchés de culpabilité, remord ou frustration, un rythme intéressant. On a toutefois du mal à intégrer la révolte suggérée dans les dernières pages du roman.
Je retrouve là, le malaise si présent dans la littérature féminine sénégalaise, écartelée entre un attachement ferme à un modèle traditionnel comme on s’accrocherait à une bouée de sauvetage, admis, respecté et magnifiquement incarné par Ngoye, malgré certains questionnements qu’elle s’autorise et une volonté d’affirmation, de libération criée par Mayé. Les deux faces d’un portrait de Janus. Ces jumelles issues d’un même œuf sont le meilleur atout pour une auteure qui souhaite s’exprimer sur cet écartèlement. Procédé que l’on retrouve chez Chimamanda Ngozi Adichié dans L’autre moitié du soleil.
C’est donc un roman à la fois épais et intéressant que je termine avec de nombreux rebondissements. Avec des lacunes également, mais il faut de tout pour faire un monde.
Extraits
_ Ngoye ne te détruis pas ainsi !_ Il faut que je parle Mayé. Je dois évacuer le trop plein pour continuer à sourire à mon époux, à tous ceux qui comptent sur moi. Pendant toutes ces années, j'ai essayer de ressembler à Bambi, à Fadima,, sans égard pour ce que je suis réellement.Ngoye s'était montrée stoïque. Oui de ce stoïcisme qui impose le silence. Le silence de toutes les épouses bafouées dans leur dignité par les frasques et les écarts du Sabador. Ce silence qui les ronge jusqu'à l'os, les fait vaciller à tout bout de champ. Ce silence si ardu à remonter. Le silence torture. Le silence misère. le silence servitude. Un silence que doivent respecter les victimes pour préserver leur ménage, dans la douleur.Page 378, Editions NEAS
Sokhna Benga, La balade des Sabador
Editions NEAS, première parution en 2000, 629 pages
Voir le commentaire qu'apporte l'écrivain Kangni Alem à ce roman et à quelques autres textes publiés en Afrique sur Africultures.