Article reproduit ici avec la permission de son auteur, Bernard Ginisty. Bernard et moi-même nous rencontrons régulièrement au sein du comité de pilotage de l’Université Rurale du Clunisois.
Ces jours-ci, les candidats bacheliers ont planché sur « l’épreuve de philosophie ». Régulièrement, un certain nombre d’observateurs s’interrogent sur l’intérêt d’un programme de philosophie en classe terminale soit pour déplorer que l’on réduise le questionnement fondamental de tout homme qui pense à la préparation d’une dissertation d’examen, soit, au contraire, pour se féliciter que l’on puisse terminer son cycle d’études secondaires en s’ouvrant à un cheminement personnel de la pensée.
À quoi donc peut bien servir la philosophie à l’heure où d’aucuns souhaiteraient que l’éducation nationale se réduise à fournir de bons petits soldats à la machine économique ? Sa fonction première et indispensable à la vie d’une démocratie, c’est d’inviter à prendre la responsabilité de ce que l’on pense et pour cela interroger les questions. En effet, dans la façon de poser la question, il y a déjà une précompréhension de la réalité qui élimine d’emblée de nombreuses réponses. Par temps calme, on peut être tenté de laisser ces exercices à quelques intellectuels en chambre. Mais, dans la période de crise que nous vivons, nous avons tous à vérifier si nous nous intéressons aux bonnes questions.
Dans un récent entretien publié dans le journal Le Monde, le philosophe et sociologue Edgar Morin met en lumière le lien entre la résistance à la pensée unique qui définit une philosophie authentique et la résistance aux totalitarismes politiques rencontrés au cours de sa longue vie. Dans une époque qui a vu tant d’intellectuels osciller d’un dogmatisme à l’autre et, pour certains, passer d’un marxisme qualifié « d’horizon indépassable » à un néolibéralisme posé ensuite comme « incontournable », Edgar Morin est un maître pour nous apprendre à accueillir la complexité de la vie. « Il se trouve, écrit-il, que je suis porté à obéir à ce que j’appellerai aujourd’hui la « complexité », qui consiste notamment à voir les deux aspects contradictoires et apparemment contraires d’un même fait, d’un même combat. (…) C’est pour ces raisons que j’ai refusé la réduction de la raison au calcul. C’est pour cela aussi que j’ai cherché à fonder une éthique qui articule le poétique au prosaïque» (1)
Edgar Morin se définit volontiers comme « philosophe indiscipliné » qui refuse de réduire sa pensée à ce qu’on appelle une « discipline ». Et il est vrai que le XXe siècle aura été fertile en « historicismes », « économismes », « sociologismes », « psychologismes », « biologismes », autant de tentatives pour réduire le questionnement de la pensée à la normativité d’une « discipline ». C’est pour cela, écrit-il, « que je n’ai pas considéré la sociologie comme une science, par exemple, même si elle comporte une part de scientificité dans ses vérifications ».
Voir les choses et les êtres dans leur nativité première, avant de les classer dans nos pensées habituées, tel est le début de la démarche philosophique. Et pour cela, les poètes sont de meilleurs initiateurs que les carcans disciplinaires qui, selon Edgar Morin, sclérosent la vie scolaire et universitaire. Il conclut son entretien par ces mots : « Dans la résistance à la cruauté du monde et à la barbarie humaine, il y a toujours un oui qui anime le non, un oui à la liberté, un oui à la poésie du vivre ».
Bernard Ginisty
(1) Edgar MORIN : Invité par « Le Monde » à faire un « éloge de la résistance », Edgar Morin a insisté sur l’importance de penser à contre-courant, parfois contre son camp. In journal Le Monde, 11 juin 2010, page 19.
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