L’UMP ou la parole sinistrée

Publié le 26 juillet 2010 par Variae

En 2005, Nicolas Sarkozy entame sa marche victorieuse vers l’Elysée par un mot qui fera date, le « Kärcher » ; en 2010, le plus emblématique de ses porte-parole, Frédéric Lefebvre, compare les accusations de la presse contre les époux Woerth à un « viol collectif ». Difficile de ne pas voir dans ces deux expressions un saisissant résumé de ce qu’est le sarkozysme, une droite de la parole, à tous les sens du terme ; une droite qui parle plus qu’elle n’agit, en particulier dans le domaine de la sécurité, comme on le voit un peu plus chaque jour ; une droite qui instrumentalise la parole comme instrument de pouvoir, la tordant s’il le faut jusqu’à l’absurde.

Un résumé qui révèle aussi une évolution. Si les mots de Nicolas Sarkozy participent sans doute de sa victoire en 2007, c’est parce qu’ils incarnent alors un franc-parler et une rupture ( !) avec ce qui était perçu comme une certaine langue de bois politicienne. Usage de termes choc ou issus du langage populaire, et rarement entendus dans la sphère publique (le Kärcher, les – et non plus la – racailles) ; utilisation « décomplexée » de thématiques tabou dans les grands partis de gouvernement (le lien immigration-identité nationale) ; élévation au rang de pensée politique de propos tenant plus de la brève de comptoir (le “travailler plus pour gagner plus”, la pédophilie qui serait génétique). La parole de Nicolas Sarkozy produisait alors un singulier effet de réel dans un milieu politique quelque peu sclérosé. Le procédé n’était certes pas neuf – en termes de brutalité langagière notamment, la frange dure des Républicains américains, Poutine, ou Berlusconi n’ont pas beaucoup de leçons à recevoir – mais il était alors plutôt limité en France aux extrêmes, et l’adoption de cette langue par un responsable politique incarnant par ailleurs une dynamique de changement et de réforme a probablement largement contribué à la victoire de mai 2007.

Cette stratégie lexicale porte néanmoins un risque permanent : se laisser emporter par la facilité des formules-choc, jusqu’à perdre de vue le réel, celui-là même qu’elles révélaient ou feignaient de révéler. Si le Kärcher fait date, en bien ou en mal, c’est parce qu’il colle de près à l’exaspération et la peur provoquées chez les Français par les violences des banlieues. Si le « travailler plus pour gagner plus » marque, c’est à la fois parce qu’il joue sur le besoin d’argent et parce qu’il promet de rétablir une forme de justice. En revanche, quand une UMP aux abois agonit d’injures ses opposants (on se souvient de « l’humanité de bigorneau » de Ségolène Royal selon Christian Estrosi, ou plus récemment des commentaires sur son « comportement délirant » par Dominique Paillé), ou quand elle met en place un nuage de fumée sémantique pour couvrir son trésorier (les éléments de langage largement repris sur la comparaison entre la presse française d’aujourd’hui et les méthodes fascistes des années 30), elle pervertit progressivement la parole politique, en la mettant en situation de rupture avec le réel, bien plus que ne l’est finalement la « langue de bois » classiquement décriée.

Rupture, mais rupture paradoxale, car elle ne signifie pas pour autant une victoire communicationnelle de l’opposition. Les outrances lexicales des porte-flingue du président (lui-même s’étant désormais retiré dans une prudente sobriété verbale) sont calibrées pour faire le buzz, occuper les unes de journaux et polariser les commentaires, fussent-ils critiques. Elles font passer pour bien pâles les contre-argumentations de l’opposition, qui n’a finalement été audible, ces dernières années, que sur la question du bouclier fiscal, cible d’un tir de barrage permanent qui a bien porté ses fruits. Celle-ci est mise devant un choix difficile : ou bien se laisser entraîner dans une escalade verbale dont elle ne sortira pas vainqueur (on se souvient de Benoit Hamon et de son « ministre consommateur », ou de Jean-Christophe Cambadélis tentant lui aussi la comparaison avec les années 30), et contribuer au dégoût des Français pour la politique ; ou bien rester sur un mode plus sobre, mais jusqu’ici assez inaudible.

En réalité, l’escalade à laquelle se livre elle-même l’UMP, et qui s’intensifie actuellement avec un Frédéric Lefebvre toujours à l’avant-garde (son « J’accuse » assimilant Eric Woerth au capitaine Dreyfus, et le fameux « viol collectif »), est une voie sans issue qui s’apparente à une stratégie de la terre brûlée. C’est une chose de jouer sur des analogies délirantes, mais qui reposent encore sur un faible élément de comparaison (Eric Woerth serait injustement lynché, comme l’a été Dreyfus) ; c’est tout autre chose de présenter des comparaisons ne reposant sur rien, si ce n’est sur le caractère énorme et inadmissible de l’image. Le « viol collectif » est à la fois une tentative d’évoquer les fantasmes sur les banlieues, et une façon de déréaliser totalement le débat, pour anesthésier la capacité de raisonnement de l’auditoire. Tout vaut tout : une tournante, un hypothétique acharnement médiatique. Tout vaut tout, donc plus rien n’a de valeur. Il n’y a plus de bien, de mal, de juste, d’injuste, simplement un magma de faits dont on ne sait plus ce qu’il faut penser. On ne peut rien répondre de sensé à des propos aussi scandaleux ; soit on se tait, soit on nourrit la machine à absurdité, et c’est bien le débat public qui est la première victime. Dans tous les cas, il y a fort à parier que cette dérive ne nourrit nullement l’opposition, mais en premier lieu l’abstention, tant elle décrédibilise la sphère politique même.

En 2012, il n’y aura pas que les services publics et le budget de l’Etat qui seront exsangues. Avec deux dernières années de mandat qui risquent d’être tout aussi électriques, avec des porte-parole qui seront donc encore plus aux abois, et n’auront aucune raison de baisser le ton, c’est une parole politique complètement sinistrée qui risque d’être l’héritage de cette présidence Sarkozy. Usée et abusée par le candidat puis par l’hyperprésident, tordue dans tous les sens et vidée de sa substance par sa garde rapprochée, elle offrira un double défi à la gauche : d’une part, incarner une parole réhabilitée, responsable, renouant avec le régime de la raison ; d’autre part, parvenir à se faire entendre, c’est-à-dire à triompher du poids des mots de l’UMP, et du brouillage du sens et du son qu’ils occasionnent.

Romain Pigenel