L’estivant doit-il mettre son goût en vacances ? Doit-il, le temps de ses congés et lors de ses voyages d’agrément, cesser de faire fonctionner son esprit critique et son intelligence ? C’est en tous cas ce que semblent croire les innombrables galeristes ou artistes improvisés qui ici, dans mon île (on a tôt fait de s’approprier les lieux qu’on aime), ouvrent ou occupent un local le temps de la saison touristique et y exposent les plus communs des lieux communs, présentés comme œuvres d’art, se faisant fort, autant que possible, d’avoir un rapport avec la réputation et l’ambiance marines du lieu. Combien de sites aujourd’hui touristiques, ayant perdu leurs racines, cherchent ainsi à bâtir une réputation sur leur pittoresque ?
Ici, comme ailleurs, la pêche locale va mal, et ira de plus en plus mal. Elle disparaîtra. Et on pourrait croire, mais ça n’est qu’une coïncidence, qu’à chaque bateau désarmé, à chaque équipage qui cesse son activité, c’est un nouveau lieu d’exposition qui s’ouvre sur un peu plus de médiocrité artistique. La mutation inévitable de l’île doit-elle nécessairement mener à une culture factice ou superficielle ? De toutes manières, si ce n’est déjà le cas, l’économie ne reposera bientôt plus que sur le tourisme. Alors, puisqu’on suppose qu’en saison ils perdent toute exigence, il conviendra de donner aux estivants, plaisanciers, résidents secondaires ou touristes de passage la légèreté qu’on les imagine attendre de leur séjour.
Il y en a ici comme ailleurs pour tous les (mauvais) goûts : compositions abstraites aux effets de matières faciles et abondants, mais rappelant ostensiblement les couleurs des coques peintes des bateaux de pêche, ou bien quelques immatriculations de ces mêmes bateaux, frappées au pochoir dans un fatras coloré, ou encore des collages hasardeux de bois flottés peints. C’est très tendance, le bois flotté du bord de mer. Pour le plus figuratif, les chalutiers et caseyeurs, avec leurs couleurs vives et leurs reflets sinueux, les venelles du port, ciels bleus, tuiles oranges avec ombres portées obliques sur façades blanches, vélo, volets et hortensias, etc. On a vu ça partout, décliné sur tous les modes. Des galeries à tous les coins de ruelles, des artistes s’offrant une vitrine pour deux mois, l’office de tourisme, les restaurants, une simple maison particulière à la porte ouverte sur le salon transformé pour l’occasion, tout fait exposition, tout fait ventre. On imagine donc que le vacancier est un inculte, un amateur de croûtes, un collectionneur de fausse peinture. On lui offre sur toile les pires clichés touristiques.
Quand certaines galeries veulent se démarquer de ces clichés, elles mettent en avant des œuvres plutôt bien propres, bien finies, très décoratives, sans anicroche, sans risque. Ou font dans le haut de gamme en exhibant des sculptures un peu trop polies pour être honnêtes, ou des toiles un peu trop vernies, annoncent de grandes signatures, visent les belles villas, et affichent des prix ad hoc.
(Un certain esprit de l’île, qui m’a fait l’aimer à une époque où les habitants en étaient le nœud marin, s’estompe irrémédiablement. L’homme n’étant plus lié aujourd’hui à la nature du lieu, je suis obligé de me tourner vers le paysage : me restent quelques rochers isolés que rien ni personne ne peut déplacer, pas même les plus rudes tempêtes d’hiver. Je m’y accroche.)
Il faudra bien tout de même garder à quai et entretenir quelques navires de l’ancien temps, pour que les prétendus peintres puissent continuer d’évoquer la couleur locale dont certains anciens se souviennent encore vaguement, qu’ils puissent continuer à faire une réputation de lieu d’art à un endroit qui ne sera bientôt plus qu’un décor, susceptible d’alimenter les fausses galeries et les faux artistes en sujets faciles.
Et si, pourtant, dans ce banal paysage artistico-balnéaire, ni pire, ni meilleur qu’ailleurs, une galerie ou un artiste étaient vraiment sincères, hors saison, saurions-nous les reconnaître ?